Les trois frères (3)

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Le groupe de combattants progressait lentement car il faisait très chaud. Depuis leur départ, les hommes parlaient peu. Quand ils s’exprimaient, c’était sur leur projet; toute leur volonté était tendue vers un seul but : vaincre. A une demi-journée de marche de leurs adversaires, le groupe se sépara. Les guerriers les plus doués et les plus braves allèrent espionner l’adversaire. Leur corps était maquillé, et Wéi le vieux sorcier, avait accompli les rites qui rendent invisible. Doui le cadet des éclaireur prit la tête du groupe. Il laissa ses frères et les autres guerriers en arrière. Ils fixèrent un point de rendez-vous pour le soir, près du sommet qui abreuve et partirent à pas feutrés vers la montagne.

Les guerriers vérifièrent qu’il y avait toujours quatre guetteurs. Trois qui scrutaient la mer et un qui surveillait la montagne. La disposition des sentinelles montrait que le village craignait plus les envahisseurs venus du rivage. Ils comptaient bien exploiter cette imprudence. Toute la journée le vieux sorcier récitait d’interminables incantations de magie blanche ou noire, suivant qu’il priait pour les siens, ou contre les autres hommes. Le soir, le groupe se reforma au lieu convenu. On décida d’attendre un signe pour agir. Tein l’ainé rappela aux hommes que le secret était la clé du succès. Il parla à voie basse, même si le sommet était loin du village. Il leur chuchota :

« Nous sommes les éclaireurs. Nous ouvrons le chemin, nous allons dormir près du sommet qui donne l’eau et demander de l’aide aux vieux. Tenez-vous prêts! Nous nous retrouverons ici la nuit prochaine, quand le quartier de lune aura disparu derrière la montagne. »

Les trois frères prirent le chemin de leur pic. Alors qu’ils marchaient dans la nuit, leurs pieds semblaient ne pas toucher le sol et jamais aucun bruit ne trahissait leur présence. Ils formaient les poteaux centraux de cette conquête. Ils espéraient qu’elle ferait le bonheur des leurs. Ils s’endormirent paisiblement au pied de leur montagne, après avoir rêvé de la vie qu’ils voulaient offrir à leurs enfants, les yeux ouverts en contemplation sous l’immensité du ciel.

Doui commença par rêver de son combat. Il se vit passer par la montagne, encercler les cases hautes où habitait le chef. Puis le rêve se dissipa et son grand-père parut. Il lui dit d’une voie aimante : « Mon enfant, attends que la lune meurt. Après le jour qui vient, agit dans l’obscurité et le silence. Demande à tes frères de s’occuper de ceux du bord de mer. Tu peux compter sur eux. »

Le jour suivant, quelques heures après la moitié de la nuit, ils se mirent en route. Le plan d’attaque était simple. Éliminer les sentinelles, incendier les cases des hommes, tuer ceux qui tenteraient de s’enfuir, rester à couvert tant que l’on était pas sûr d’avoir l’avantage. Quand Doui imita le chant du notou, un homme fracassa d’une pierre de fronde le crane de celui qui veillait autour du feu. Puis les javelots enflammés déchirèrent le silence de la nuit. A vingt centimètres de la pointe de l’arme, ils avaient engagé une écorce de niaouli en flammes pour pouvoir brûler les cases sans s’approcher. Comme la saison était sèche, les toits de paille s’embrasèrent aussitôt. De nombreuses sagaies furent envoyées sur la case du chef, on savait que s’il trouvait rapidement la mort, ses tayos abandonneraient plus vite le combat.

Tapis dans l’obscurité, les assaillants attendaient que leurs adversaires tentent d’échapper à l’incendie, pour frapper. Une pluie de sagaies et de pierres de fronde grosses comme des œufs s’abattit sur ceux qui sortaient des cases. Malgré la nuit, les tirs firent souvent mouche. La magie de Wéi opérait. Ceux qui n’étaient que blessés tentaient de fuir. Dès qu’ils s’avançaient dans les ténèbres, ils étaient exécutés. Alors que beaucoup d’ennemis étaient déjà morts, retentirent trois farouches cris de guerre qui signifiaient qu’il était temps de lancer le dernier assaut. Les nôtres resserrèrent l’étau et des cris de panique et d’angoisse déchirèrent l’obscurité. Bientôt les guerriers des cases hautes étaient soit morts, soit ils s’étaient repliés sur le milieu du village, là où la résistance était la plus forte. Nous comprîmes plus tard pourquoi. Le chef ne dormait pas dans sa grande case. Il avait passé la nuit avec une de ses femmes dans une autre habitation, gardé par ses meilleurs hommes. Ils résistèrent héroïquement, mais ne purent tenir longtemps. La dernière poche de résistance céda. Beaucoup de guerriers avaient péri, mais tous les hommes n’étaient pas morts. La vie avait top de prix pour qu’on la gaspille.

Nous faisions des guerres justes du temps des trois frères. Toutes les femmes et tous les enfants avaient été épargnés et au petit matin, la grande rivière était à nous. Les femmes avaient été regroupées. Elles se lamentaient poussant un cri lugubre qui voulaient dire que leur chef étaient mort. C’est alors qu’un grand vent se leva. Tous les survivants se mirent à crier. Ils étaient agités et pensaient que l’âme des leurs regagnait le souffle de la terre. Wéi le sorcier avertit même : « Prenez garde à la mer, ceux qui sont morts partent rejoindre le royaume des morts. Leur colère se confond maintenant avec l’esprit du vent, elle vous perdrait. Il faut accomplir les rites. Les génies qui dorment au fond de la grande passe sont courroucés. »

Le soir venu, les trois frères et leurs guerriers se retrouvèrent pour partager la chair des vaincus. Tein remit à ses hommes la part du festin qu’ils avaient mérité au combat. Il servit bien ses frères, puis il prit la parole pour les remercier du rôle qu’ils avaient joué dans la victoire. Ils savaient tous que celle-ci pouvait être de courte durée. Les trois frères prirent à nouveau le chemin du sommet qui abreuve. Ils devaient se concentrer sur ce qu’il restait à accomplir. Même victorieux ils avaient peur. Ils sentaient que les âmes qui rejoignaient l’au-delà criaient vengeance. Ils devaient rendre la paix à ceux qui s’apprêtaient à faire le grand voyage. Au temps d’avant, même morts , on ne méprisait pas son adversaire.

Ils prirent la direction du sommet qui abreuve pour parler une dernière fois aux esprits protecteurs pour savoir quelle attitude adopter avec les vaincus, le clan étant partagé sur le sort à leur réserver. Ce soir là, ils s’endormirent en priant ceux qui les avaient précédés de venir les visiter. Ils étaient chargés par les autres d’indiquer le chemin car ils étaient les enfants du maître de la terre. Cette nuit leur apporta le même rêve. La montagne les relia directement au canal des vieux. Ces derniers leur apparurent encore sous le visage de leur grand-père. Le vieillard qu’ils avaient tous les trois connu, flottait comme eux, à quelques mètres du sol. Ils se sentaient bien, réchauffés par la lumière violette qui les entourait, rassurés par la corde solide qui les reliait à leurs corps. Ils prirent leur envol jusqu’à la tête du pays, jusqu’au son plus haut sommet. La lumière était claire sans être dure, un peu comme ces aubes, ces matins bleus qui illuminent parfois notre île.

Ils contemplaient d’un regard ému la Grande-Terre. Comme elle était belle. Le vieux pris son temps avant de dire aux trois frères : « Mes enfants, la guerre est finie. Ces terres avaient besoin de sang neuf, c’est pourquoi nous sommes venus. Maintenant, il faut asseoir l’ordre moral qui protégera les enfants nés de l’union des vainqueurs et des vaincus. Il faut se marier, s’adopter, se fondre l’un dans l’autre. C’est la plus sûre façon d’arrêter de se haïr, quand l’autre c’est un peu soi. Méfiez-vous de ceux qui refusent l’union. Ils veulent tout détruire et imposer leur règne qui se nourrit de chaos; Vous êtes les gardiens de la tradition.

Nous vous avons placés au sommet pour vous mettre au service des autres. Vous ne devez pas tirer avantage des privilèges qui vous sont accordés. A vous de prévoir, d’organiser la vie de ceux pour qui vous exercez le pouvoir. Vous n’avez pas la tâche facile, vous êtes les poteaux qui tiennent la grande case. Les morts qui vous parlent par moi ne vous ont pas amenés ici par hasard. Ils sont venus vous indiquer votre place. Nous vous avons choisi pour vos qualités, vous êtes à ce rang pour faire face à un engagement. Vous devez toujours respecter le rôle que nous vous donnons. C’est la volonté des ancêtres.

Toi Tein, tu vas franchir les montagnes et venir t’installer ici à la tête du pays. Toi Baye tu vas descendre vers ses pieds, alors que toi Doui tu vas faire souche au pied du sommet qui abreuve. Là t’attend le sang des hommes des montagnes qui t’a choisi de toute éternité pour se perpétrer. Tu dois reconnaître celle qui ouvrira la porte de ton destin, celle qui porte déjà ton avenir en son sein. »

Doui compris tout de suite les paroles de l’ancêtre. Après la bataille, il avait tout de suite remarqué une jeune femme qui plus que d’autres, semblait pleurer le chef disparu. Elle était petite, son corps était ferme. A la fierté de ses seins, on voyait qu’elle n’avait pas encore enfanté. Doui le cadet, la voulu dès qu’il l’aperçut. Ce qu’il ne savait pas c’est qu’il n’était pas le seul à la désirer.

Le jour qui suivit son rêve, à la tombée de la nuit, il prit sa main et l’entraîna à l’écart . Il n’eut pas à la contraindre pour qu’elle le suive. Ils marchèrent en silence dans l’obscurité. Quand il aperçut le banian il la plaqua contre lui. Quand leurs peaux se touchèrent, leurs deux corps frissonnèrent. Il prit sa bouche et le vertige du désir les submergea. Comme dans un rêve, ils se couchèrent au milieu des racines de l’arbre géant et s’aimèrent pour la première fois. La toute jeune femme se donna à lui sans retenue et frémit sous ses mains.

Quand vint la fulgurance du plaisir, Doui se demanda s’il n’aimait pas cette femme autant que sa terre. Le chant de leurs plaisirs mêlés, résonna plusieurs fois dans la nuit qui se fit douce pour sceller leur union. Il faisait presque jour, quand la lumière les tira du sommeil au pied de la cathédrale verte qui avait abrité leur étreinte. Cette nuit, d’instinct, l’éclaireur avait marié son sang à celui du vieux chef, après avoir mangé son corps pour absorber sa puissance. C’était la manière ancienne des Kanak de s’approprier l’autre.

Toute la journée qui suivit, Doui et la petite femme au teint cuivré ne purent se quitter. Elle lui fit visiter de beaux et riches jardins. Là où les ancêtres l’avaient installé, leurs enfants n’auraient jamais faim. Ils n’eurent pas besoin de mots pour se dire qu’ils s’aimaient. Doui se sentait fort, comblé par la terre et la femme qu’il avait fait siennes. En ce temps là, il y avait aussi une place pour les instants magiques, des interstices de bonheur qui rendent belle la vie.

VAL

Rappel de l’épisode 1 : Les trois frères
Rappel de l’épisode 2 : Les trois frères

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Créateur le 18 octobre 2006 du blog Calédosphère, Franck Thériaux est papa à temps plein d'une petite fille née le 1er Juin 2012. Selon son entourage, il passe beaucoup trop de temps sur internet… Membre émérite de la rédaction, il vit aujourd'hui en métropole après 23 belles années passées sur le Caillou. Il est en contact quotidien avec l’équipe et continue à participer à la vie de son « bébé numérique »
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VAL

Merci pour ce beau compliment, je vais aller bientôt sur le cri du cagou. A bientôt.

VAL

Mon but était de faire lire mon texte qui j’espère prouve que j’appartiens au pays et démontre mon respect pour les hommes racines qui ont tant à apprendre aux nations dites civilisées. Il dormait depuis 6 ans dans un tiroir et je n’ai pas cherché à le publier. J’ai essayé d’écrire avec l’oeil de l’esprit kanak, mais peut-on voir avec l’oeil de l’autre?

BoSS U

Es-tu sûre d’avoir à prouver que tu appartiens au Pays ?
Tu as écrit un texte avec, me semble-t-il le rythme et la philosophie du pays mais à mon sens ton écrit est aussi universel.
Des histoires de luttes, de guerres, de colonisations jalonnent l’histoire de nombreux peuples, de tous les peuples.
Je ne peux pas te dire si ton œil est kanak mais tes verbes puisent leur source dans les racines d’ici, c’est certain.

BoSS U

C’est une très chouette histoire
Le premier épisode m’a plu
le deuxième épisode était très bien
le troisième est magnifique
Je vais lire de ce pas le 4ème épisode qui vient de paraître me semble-t-il.
Je suis toujours surpris (mais heureux) que Franck est publié une fiction si loin de la politique dans ses colonnes. Je suis sûr que ce tiexte aurait été plus valorisé ailleurs.
(Je cherche à placer mes billes ? Celle du site du Cri du Cagou ? C’est certain !)

val

Merci papillon surtout que j’ai besoin d’encouragement pour taper le dernier épisode car j’ai pas vraiment la patate. A+

papillon

olééé pour le partage…emportée par le fluidité de l’ecriture je m’y suis vue… olééé

gazan

Dis, papa, c’est quoi une colonisation ?

papillon

excellente question!!! loooooool

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