LA COUR DE RÉCRÉ (épisode 12) : GAËL EST INQUIÉTANT

Maître François, il a beaucoup changé. Il a l’air plus détendu. Il paraît que c’est depuis que madame Valérie elle est plus avec lui. Maintenant, il vient à l’école en scooter et des fois il a des miettes de croissant au coin de la bouche. Il est tellement de bonne humeur qu’il ne gronde plus personne. Pourtant, y’en a qui en font des bêtises, et des grosses. Harold, tiens, par exemple, qui dit que maintenant il n’ira plus aux toilettes et qu’il fera ses besoins dans les palétuviers. Trop dégoûtant. Maître François, il ne dispute même plus Cynthia quand elle joue au Sudoku au lieu de faire ses devoirs, ou Rico le redoublant quand il s’énerve et qu’il devient tout rouge, c’est à dire à peu près tout le temps, ni même Sylvie quand elle fait la sieste, c’est à dire presque tout le temps aussi. Il ne reprend même plus Gaby quand il cause sa langue à lui, le Caldien, sans les É, les O, et les N. C’est vrai que Gaby, quand on n’a pas l’habitude, on a un peu de mal à le comprendre, par exemple quand il dit : «  Je vais rtablir la scurit en quatre as », mais bon, après on s’y fait…

Et on a en a eu ces temps-ci des raisons de se mettre en colère, avec l’histoire de Rocky et de Loulou qui ont eu la drôle d’idée de vouloir empêcher de voter à l’élection des délégués de classe tous les élèves qui sont pas nés dans le quartier et qui sont arrivés à l’école après le CP. Quand ils ont annoncé ça, tout le monde s’est mis à parler en même temps dans la classe. Pierre il a dit comme ça qu’il fallait décaler l’élection et empêcher ceux qui avaient un nom comme ceux de Rocky, de Loulou, ou de Gilbert de voter aussi, non mais sans blague. Moi je trouve que cette idée elle est aussi bête que celle de Rocky… En plus, je comprends pas bien, parce qu’avant Pierre et Rocky, ils étaient très copains. Même qu’ils allaient ensemble à l’église assister à la messe de père Benoît. Après ça, j’ai vu que Gaël et la Sonia d’une autre classe, qui est blonde comme la Sonia de notre classe à nous mais qui est pas pareille, ils écrivaient en cachette des lettres à tous les élèves que Rocky voulait « radier », comme il dit. Gaël il est comme ça, il est très cachottier. En plus, dans ses lettres, Gaël, il écrit qu’il veut nous aider et ça serait bien la première fois, vu qu’à la récré, il a toujours gardé ses bonbons pour lui tout seul.

D’ailleurs Gaël, il est trop bizarre. Déjà, il y a un moment, il voulait qu’on porte tous des uniformes gris et qu’on n’ait plus le droit de sortir de la maison après le goûter. Un « couvre-feu », il paraît que ça s’appelle, et maître François, après avoir écrit le mot au tableau, il nous a expliqué que ça se faisait beaucoup avant, quand il y avait des guerres avec les Allemands. En fait Gaël, je crois qu’il voudrait qu’on revienne à l’époque des films en noir et blanc que regardent mon papi et ma mamie, où on a l’impression que les gens parlent avec leur nez.

Gaël, on a commencé à se poser des questions à son sujet, quand il nous a fait son exposé sur le hangar à vélos de l’école qu’il voulait déplacer dans un étang à côté, où, en plein milieu, il construirait une île exprès pour. Maître François, il lui a dit très doucement : « Mais comment tu vas faire après pour aller en classe : à la nage ? » On a tous beaucoup rigolé. Gaël, alors, il a ouvert grand la bouche, il a regardé maitre François, il nous a regardé, et il allé s’asseoir à sa place sans rien dire.

Après, un jour, il nous a dit qu’il avait eu une idée géniale : changer l’heure de l’école par rapport à celle du monde entier. C’était à la récré. À Gaël, on lui a souri, on lui a mis la main sur l’épaule et on est rentré en cours. C’est l’infirmière de l’école qui nous a dit qu’il fallait faire comme ça avec les enfants comme lui.

Des fois aussi, il prend la pose, devient tout raide et tout bloqué, une main ouverte devant lui et un grand sourire idiot sur la figure. Quand il est comme ça, on dirait Stromae dans le clip de sa chanson « Papaoutai ».

Mais là où j’ai vraiment commencé à m’inquiéter, c’est quand je lui ai demandé ce qu’il aimait faire dans la vie et qu’il m’a répondu que c’était de compter les carreaux au fond de la piscine en EPS. Depuis, quand même, il me fait un tout petit peu peur…

(Calcyt)