Extrait du livre L’enfer de Matignon de la journaliste Raphaëlle Bacqué. Extrait choisit, celui de Michel Rocard car il concerne la Nouvelle-Calédonie:
Le déjeuner [avec Jean-Marie Tjibaou et Jacques Lafleur] est prévu pour 13 heures, mais à 9 heures, me voilà dans le bureau de François Mitterrand, comme chaque mercredi, puisque le conseil des ministres est à 10 heures. […] On examine les choses et tout à coup, mal au ventre, et vraiment ça va très mal. Le président me voit pâlir, il voit de la sueur perler à mon front, il comprend que quelque chose ne va pas. Et je lui lâche :«Je ne sais pas ce qui m’arrive, monsieur le Président… J’imagine que je dois avoir un peu d’intoxication alimentaire.»
Je dois rendre à l’histoire cet hommage de dire que le président de la République a été absolument charmant. Il m’a pris par la main, m’a emmené m’allonger sur son propre lit, a appelé immédiatement le médecin militaire qui est de service en permanence à l’Elysée, il a été délicieux. Il m’a accompagné dans cette douleur. Mais le fait de m’allonger une demi-heure n’a pas servi à grand-chose. Nous descendons ensemble au conseil des ministres. Mais au bout de quelques minutes, je n’ai plus pu tenir, il fallait que je bouge. J’étais en face du président et j’ai demandé la parole : «Monsieur le Président de la République, j’ai tout à l’heure à Matignon un déjeuner qui était discret jusqu’à présent, mais je n’ai pas fini sa préparation. Il s’agit de faire rencontrer messieurs Lafleur et Tjibaou pour voir si on continue à se tuer ou si les choses se passent différemment. Je vous demande, monsieur le Président de la République, la permission de m’éclipser pour finir de le préparer.»
Evidemment, le déjeuner était prêt comme pas possible. Mais le président a très bien compris, personne n’a rien vu et je suis parti. Cela a été fabuleux et épouvantable. Il faut que je raconte l’histoire jusqu’au bout. M. Lafleur était un formidable homme politique, tout-puissant patron du territoire depuis vingt ans. […] C’était un grand malade. Il avait été déjà trois fois ponté et il était sous traitement médicamenteux intense, se préparant à un quatrième passage sur le billard dont personne ne savait s’il ressortirait vivant, et lui non plus. Donc, Jacques Lafleur portait la mort dans sa tête et avec lui. Jean-Marie Tjibaou pétait le feu, resplendissant de joie, de bonheur et d’humour. Mais c’était un homme dont deux des frères étaient morts assassinés, qu’on avait lui-même essayé d’assassiner quatre ou cinq fois et qui se savait toujours en sursis. Il est d’ailleurs mort assassiné l’année suivante. Bref, lui aussi avait avec la mort une proximité particulière.
Voilà ces deux hommes en train de se faire face pour savoir s’ils peuvent faire la paix ensemble. Moi, je suis le Premier ministre de la puissante République française, un tout récent Premier ministre doté de bons sondages, un destin qui se présente bien… et c’est moi qui suis le malade à cette table. Je vais donc assister à ce déjeuner inouï en souhaitant qu’on se confronte, qu’on parle des choses les plus importantes et que sorte un communiqué de presse annonçant qu’ils donnent leur accord au commencement de négociations collectives. Mais toutes les dix minutes, je dois m’éclipser pour m’allonger sur le lit de la chambre de passage, car il n’y a pas d’appartement de Premier ministre à Matignon. C’est une chambre basse de plafond, il n’y a même pas de place pour un fauteuil, et on l’appelle tout de même la chambre du Premier ministre…
Toujours est-il que je vais m’allonger et puis je reviens. Chaque fois que je m’allonge, ils recommencent à s’engueuler au lieu de progresser vers le communiqué. Au milieu du repas, parce que tout le monde s’inquiète un peu, un médecin ami fait le diagnostic par téléphone d’une crise de colique néphrétique. Personne n’y avait pensé. Cet ami médecin ordonne : «Mettez le Premier ministre dans un bain chaud, j’arrive !» Dans un bain chaud, comme c’est commode ! Il y avait pourtant une baignoire à douze mètres de la salle à manger et on me met dedans. Le soulagement est immédiat. Mais ma femme piaffe : «Il faut l’emmener au Val-de-Grâce !» Mon cabinet piaffe : «On ne peut pas laisser le Premier ministre dans cet état !» Moi, plus de douleur, confortable comme pas possible, j’attends le communiqué. Et à table, ça fait rage, c’est dur…
Je suis resté dans mon bain une heure trois quarts. Et j’ai stupéfié le petit médecin militaire de Matignon, ma propre épouse, mon cabinet. Lafleur et Tjibaou ont finalement publié ce communiqué qui a engagé des négociations qui ont été ensuite victorieuses, et je me suis toujours demandé s’il n’y avait pas un peu de : «on peut pas lui faire ça…».
Bien. On comprend mieux le sang contaminé, les frégates de Taïwan, Clearstream, EADS etc. maintenant.