Les trois frères (2)

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Pour trouver l’origine des nôtres, il faut remonter à la grande rivière. Pour parler de ce temps que je ne peux situer précisément, à la manière des Blancs qui découpent le passé comme le saucisson, je dirai : du plus profond de notre mémoire reste l’histoire des trois frères.

Au commencement, la lune planta sa dent dans un rocher. La dent devint les lézards qui donnèrent la vie à Teâ Kanake. Les trois frères vivaient bien longtemps après que le présent de la lune n’engendra les premiers hommes. Tein était l’ainé, Baye le deuxième fils et Doui le cadet. Tein et Baye étaient grands et puissants. Doui, le cadet, était petit mais très rusé. Le cadet admirait ses frères et les aînés respectaient les avis de Doui. Ils étaient un peu comme les membres d’un même corps.

En ce temps là, nous étions les maîtres de la terre. Notre famille montrait le chemin de la conquête aux clans. Nous vivions dans le respect de tous. Les jardins où veillaient nos vieux nourrissaient bien nos enfants, notre race était prospère. Mais vint le jour où toutes les bonnes terres qui bordaient la grande rivière furent occupées. Déjà, quelques familles plus modestes étaient à l’étroit et des disputes dégénéraient parfois en de violents conflits. Le vieux chef leur père dit un jour à ses fils : « Le moment est venu de vous mettre en marche. Baye et Doui, mes cadets, vous allez partir en éclaireur. Le clan doit trouver de nouvelles terres. Les esprits m’ont indiqué le chemin. Vous longerez les crêtes pour ne pas passer par l’endroit tabou. »

Après le deuxième enroulement de la tige de l’igname, quand les travaux des champs étaient finis, les deux cadets partirent avant l’aube. La veille, leur père leur avait remis un collier fait d’un petit sac tressé en fibres de pandanus qui contenait un peu de l’esprit des vieux. Ils passèrent par les crêtes, un peu inquiets de rentrer un terre inconnue. Ils avaient peur de se perdre, mais ils se sentaient protégés par ceux qui veillaient sur eux de l’Au-delà. La légende racontait que loin derrière l’endroit tabou, vivaient les petits hommes.

Le soir à la veillée, on racontait que ces nains perdaient quiconque s’aventurait sur leur territoire. Cette crainte avait retenu le clan d’explorer le pays qui les séparait d’eux. C’était une marche de montagne rude, de celle où la sueur qui coule de votre front finit par vous aveugler. Baye et Doui progressaient dès l’aube après avoir mangé quelques fruits et des feuilles. Ils guettaient le sol, cherchant les empreintes des petits hommes qu’ils craignaient. Ils avançaient jusqu’à ce que la chaleur, la fatigue et la faim les obligent au repos.

Ils se mettaient alors en quête d’un endroit propice pour faire le feu qui devait rester secret. Ils progressaient en une double symbiose qui les liait entre eux et avec la nature. La terre mère les nourrissait, les cachait, la protection des ancêtres était sur eux. Ils marchèrent plusieurs jours sans voir personne, sans percevoir aucune influence maléfique. Mais le troisième soir, ils remarquèrent, plus bas dans la vallée, des feux. Des familles qui vivaient là, isolées le long d’un creek. C’était la seule présence inconnue dont ils s’étaient jamais approchée. Ils étaient partagés entre crainte et curiosité.

La montagne qui dominait cette vallée les impressionna. Son sommet était caillouteux et sur l’un de ses flancs, on voyait un nid de pétrels. Doui compris le signe. Il sut que là,ceux qui viennent de loin trouvent asile. Épuisés par la marche, ils s’endormirent en demandant à leurs vieux de veiller sur leur sommeil. Ils firent tous deux le même rêve. Ils se laissaient porter par lèvent, flottant, planant au-dessus de la montagne à la manière d’un oiseau. Le sommet donnait naissance à des sources qui alimentaient de belles rivières. Sans descendre du pic, ils survolaient les creeks et les villages implantés le long des vallées. Tous ceux qu’ils rencontraient baissaient le tête en signe de respect quand l’esprit des deux frères passait près d’eux. Sur cette vision Baye se réveilla, alors que Doui continuait à dormir.

Les morts prirent le visage de son grand-père pour lui parler. Le vieux apparut comme nimbé d’un halo de lumière violette. Il était appuyé sur son bâton de marche comme au temps où il instruisait Doui. Il lui dit : « Je t’ai guidé jusqu’ici pour enterrer sur ce pic les ossements des ancêtres que ton père t’a remis. C’est d’ici désormais que nous veillerons sur vous. Tu dois changer de nom. Sans oublier d’où tu viens tu vas unir ton sang à ce sommet et construire une grande lignée. Tu vois cette montagne où nous voulons dormir, elle donne l’eau aux rivières qui serpentent jusqu’à la mer. Tu vas prendre son nom; Tu sera désormais celui-qui-donne-l’eau. La rivières où vous avez vu les feux s’appellera : La-Rivière-des-deux-clans. Elle va marier notre race à celle des hommes des montagnes. Il y a ici un très vieux sang qui remonte au début du monde. Tu devras le reconnaître pour t’unir à lui.

Retournez au Champ-des-familles, demandez de l’aide au conseil des anciens. Ces vallées sont fertiles, elles appellent le sang neuf. Votre demande sera bien accueillie. Je parlerai en rêve aux autres et de toute façon, là-bas, il n’y a plus assez de terres. Ils seront d’accord. » Sur ces paroles rassurantes, Doui se réveilla. Le matin qui suivit ce rêve, après avoir enterré l’esprit des vieux, les deux cadets reprirent le chemin de leur tertre. Quand ils arrivèrent au Champ-des-familles, ils ne furent pas étonnés de trouver le conseil des anciens réuni sous le grand banian. Ils apprirent de la bouche du porte-parole du chef que des guerriers s’étaient déjà portés volontaires et ils se sentirent accompagnés par l’esprit des vieux. Ils savaient déjà qu’il y avait que deux issues : la victoire ou la mort.

Les guerriers seraient accompagnés d’un homme mûr qui vivait à l’écart des autres. C’était un sorcier reconnu par les anciens pour sa science des coutumes guerrières. Il était nécessaire au groupe car aucun d’entre eux n’avaient participé à de grands combats. Ils n’avait pas encore mis en pratique l’art de tuer, pour lequel ils n’avaient cessé de se préparer. Le sorcier était un vieil homme qui s’appelait Wéi. Il paraissait frêle tant que l’on avait pas croisé ses yeux qui glaçaient de peur même les plus courageux. Tout le monde le craignait.

Les hommes de l’expédition se retrouvèrent sur le champ de bataille, à l’écart du village. Là, il y a bien des vies, leur ancêtres avaient dû combattre des hommes que la légende disait de petite taille. On craignait ces lieux. On disait que l’ancien chef et quelque guerriers y avaient mangé le foie du chef vaincu pour s’approprier sa force. On pensait que l’esprit de ces petits hommes aimait hanter les lieux où ils avaient combattu pour la dernière fois. Ils avaient tous en mémoire les paroles du vieux qui racontait l’histoire à la veillée. Il disait : « Vous qui marchez jusqu’à l’ancien champs de bataille, n’oubliez pas de saluer l’esprit de ceux qui sont tombés sur cette terre. Sinon ils enverront les petits hommes nous perdre dans la forêt! Les femmes ne doivent pas aller là-bas. Cet endroit est réservé à ceux qui se préparent à combattre. »

Les guerriers devaient décider qui partirait espionner leur ennemis. Tein laissa à Doui le soin de faire le feu. Le feu servait à jauger leur capacité à agir ensemble : sa contemplation aidait, pensait on, à éclairer ceux qui cherchent leur chemin. Après avoir longtemps laissé se perdre leurs yeux dans les flammes, Tein, comme habité par d’autres dit d’une voix grave : « Doui mon frère, un garde du corps et deux guerriers , partiront en éclaireur. Vous emmènerez aussi Wéi. Vous reviendrez seulement quand vous saurez qui ils sont et quelles sont leurs habitudes. »

A la saison où les ignames perdent presque leurs feuilles, les éclaireurs retournèrent chez eux et passèrent de longues veillées à élaborer une stratégie d’attaque. Le plan de Doui le cadet emporta l’adhésion du clan. Personne ne savait mieux que lui comment agir. Tous l’avaient compris. Avant le départ des guerriers tout le clan voulu célébrer l’occasion et les danseur organisèrent un pilou. A la pleine lune, ils avaient tous rendez-vous au pied du grand mât. Les danseur avaient convié des alliés que nous rencontrions rarement. Tous se retrouvèrent au pied du poteau où dormaient les esprits de la danse.

Les familles avaient réuni de quoi faire un vrai festin. Les danseurs étaient alliés aux nourriciers et profitaient de l’occasion pour montrer leur puissance. A la nuit tombée, ils entraient dans une danse envoûtante, en psalmodiant le chant de la transe, au rythme des instruments de percussion et du cliquetis des coquillages. Quand leurs corps ruisselaient de sueur, à la lumière des feux; les génies de la danse venaient les habiter. Ils perdaient, disait-on, la conscience d’eux même. Parfois une ombre s’échappait alors du cercle, suivie d’une autre. Mais les danseurs formaient une masse si compacte, qu’il était difficile de savoir qui partait mélanger le sang des clans. La fête dura plusieurs jours, pendant lesquels humains et génies satisfèrent aux joies de la chair pour concevoir les enfants de l’alliance.

Au moment où les carangues remontent la rivière, ils étaient tous prêts à passer à l’action. Après s’être bien préparés, ils prirent longtemps avant l’aube, le chemin de la montagne qui abreuve. Ils avaient tous la tête pleine de promesses. J’arrête là mon récit la prochaine fois je te raconterai comment les nôtres ont conquis leur pic.

VAL

Rappel de l’épisode 1 : Les trois frères

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Créateur le 18 octobre 2006 du blog Calédosphère, Franck Thériaux est papa à temps plein d'une petite fille née le 1er Juin 2012. Selon son entourage, il passe beaucoup trop de temps sur internet… Membre émérite de la rédaction, il vit aujourd'hui en métropole après 23 belles années passées sur le Caillou. Il est en contact quotidien avec l’équipe et continue à participer à la vie de son « bébé numérique »
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VAL

Ta correction est la bonne. Il y a plus d’une faute d’orthographe et de grammaire dont j’ai honte car même mon fils me les a signalé, j’ai retapé ce récit car je n’avais plus de version informatique et je n’ai pas fait une relecture assez attentive ce dont je ne suis pas fière, merci pour tes encouragements, au plaisir d’échanger avec toi.

BoSS U
Bonjour VAL Tout d’abord, félicitations, je suis au deuxième épisodes et je trouve ton histoire très bien écrite et passionnante. Je suis très content que Franck publie tes écrits car si il se permet cet écart éditorial, ton texte enrichit le site. Oui, j’ai beaucoup aimé. Par contre il y a, me semble-t-il, une faute, sûrement due à un correcteur orthographique numérique : ls firent tous deux le même rêve. Ils se laissaient porter par lèvent, flottant, planant au-dessus de la montagne à la manière d’un oiseau. Je ne comprends pas mais je devine qu’il faut lire : Ils se… Read more »
val

Chère sauterelle,
Désolée de lire que tu ne te sens pas heureuse. Le seul conseil que je me permets de te donner c’est de cultiver les petits bonheurs. C’est ma recette dans les moments où je ne suis pas bien. Si la déprime se prolonge parles en à un professionnel. Je te fais un gros bisou et je te souhaite bon courage.

val

Je vais les lire bientôt. A+

yutaka2007

Val, il s’agit des titres de 4 BD que tu trouveras dans n’importe qu’elle bibliothèque et peut-être encore chez les libraires. De la grande BD !!!!

yutaka2007

MelleSauterelle, je suis loin d’être un spécialiste mais une chose est sure, si dans ta vie tu passes plus de temps à t’angoisser pour un rien, avoir l’impression de ne plus maîtriser quoique ce soit, d’être débordée par les problèmes quotidiens, ne pas te sortir d’un sentiment ruminant qui te dévalorise, ne plus rire ou rire de moins en moins, souffrir d’insomnies, être vidée d’envie et de désir, il faut que tu ailles consulter d’urgence, les psychiatres et les médicaments peuvent t’aider.

mademoisellesauterelle
Je ne suis pas angoissée. Je dis simplement que, pour ce qui me concerne, le sentiment d’abolition du temps m’empêche d’agir et m’immobilise. C’est peut-être bénéfique pour d’autres, pour moi c’est lassant et cela me génère des cauchemars. Je suis triste et je n’ai pas envie de rire. Est-ce que cela nécessite une consultation ? Faut-il nécessairement être heureux ? Et tant qu’on y est, pourquoi ne pas légiférer pour interdire la tristesse et n’autoriser que des rires médiocres de cyclope (oui, je sais, j’en remets une couche mais je déteste Bernard Werber, je le hais au point où sa… Read more »
val

Sauterelle tu étais vraiment seule, il y avait pas des champignons aussi? Tu es sûre? Il me semble reconnaître ces symptômes.
Pour ce qui est des psychiatres, j’ai aucune expérience en la matière donc je ne peux te donner des conseils, sorry. Moi mon truc c’est plutôt d’aller me balader dans la nature, de me poster en haut d’une crête avec mon cheval et de contempler la beauté du pays. Je vois parfois un cerf ou un cochon, des fraudeurs, mais rien de plus.

mademoisellesauterelle

Non, non pas de champignons…mais des transes et des hallucinations quand même ! Et oui, j’étais toute seule…Va comprendre.

Mais cela n’a pas beaucoup d’importance. Cela fait plus de trois ans déjà et cela ne s’est plus reproduit.

val
Jamais lu cette BD mais j’aimerais bien car j’aime l’auteur. J’écris parfois pour quelqu’un parce que son histoire me rappelle tant d’autres, que je n’ai pas pu me taire. Les spoliations foncières ont été oeuvre de l’état, de l’église comme au début de mon histoire, mais aussi celle des kanak déplacés. Les deux premières sortes de spoliations sont terminées, pas la troisième. C’est vrai grande sauterelle que tu regardes sans doute beaucoup de films, mais t’as bien le droit. En ce qui me concerne je n’ai jamais rencontré les esprits de la danse et je n’ai de toute façon aucun… Read more »
mademoisellesauterelle
Pour les esprits de la danse, à titre personnel, je ne te conseille pas de les rencontrer…En tout cas, moi, je ne l’ai pas vécu sereinement…d’ailleurs, je ne les appelais pas comme ça, je les appelais “le diable”. Si tu veux, j’avais trouvé une référence dans ma culture pour essayer de comprendre ce qui se passait et qui essayait de me “contrôler” et de me soumettre assez violemment. C’est difficile de donner un nom à quelque chose qui paraît irrationnel. L’expérience fût très douloureuse. Et le sentiment d’abolition du temps qu’elle a généré me conduit encore souvent à l’immobilisme, comme… Read more »
inforétif

Avez-vous con sauté?

mademoisellesauterelle
Qui veux-tu que je consulte ? Tu veux que j’aille voir un psychiatre et que je lui dise : M. le psychiatre, j’ai rencontré le diable, j’ai discuté avec des morts, je fais des cauchemars et j’ai l’impression qu’ils se réalisent dans la réalité, et des fois pire encore, je crois que je suis Cassandre derrière son miroir et je veux tuer Bernard Werber. Il va me rire au nez. Ce n’est pas grave, je fais avec. De toute façon, je ne suis pas la seule à avoir vécu ce genre de choses. Il y a plein de personnes qui… Read more »
yutaka2007

As tu consulté ?

yutaka2007

Toutes mes félicitations, Val !!!!

Avez vous lu les BD de Berger et Jar, “éternités.Langages.1878.écorces” ?

Bises.

val

Merci sauterelle. Je vais signer le dernier épisode de mon vrai nom. J’ai décidé cela car un imbécile s’étant procuré mon adresse mail sur un autre site m’a fait comme des insinuations qui pourraient apparaitre comme des menaces, cela m’a poussé à signer du coup.Tout le monde n’apprécie pas que j’écrive pour Ignace Païta, “la vérité est une menace pour le monde du mensonge” A+, mange pas trop de lapins!

mademoisellesauterelle
Ah tu écris pour quelqu’un…oh ben t’as bien le droit… Les esprits de la danse, j’ai eu affaire à eux quand j’étais en Calédonie…je ne savais pas très bien ce qu’ils me voulaient, je n’avais rien demandé, ils sont venus me chercher…ils ont pris possession de moi…de toute façon, je ne pouvais pas lutter, ils étaient bien plus forts que moi. J’en ai mangé des feuilles ! Pour moi, c’était les feuilles de menthe que je cultivais sur ma terrasse. Et une fois, la pleine lune a duré cinq jours et je suis restée deux nuits dehors sous la pleine… Read more »
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