« J’accorderai le droit de vote aux élections locales aux étrangers résidant légalement en France depuis cinq ans » : tel est formulé l’engagement numéro 50 du programme électoral de François Hollande.
Pour des raisons politiques évidentes, le Président de la République a préféré remettre la présentation de cette mesure au Parlement après les élections municipales. Le débat n’en est pas moins lancé et les différents partis opposent d’ores-et-déjà leurs arguments. Mais alors que la France métropolitaine s’interroge sur la possibilité d’étendre le corps électoral aux étrangers installés durablement en France, la Nouvelle-Calédonie s’inquiète plutôt de savoir qui doit être radié des listes électorales en vue des élections provinciales. Il est à ce propos ironique de voir que les militants du Nouveau parti anticapitaliste (NPA) affirment lors de manifestations parisiennes : « nous sommes pour une citoyenneté de résidence »[1], alors que le FLNKS et le Parti Travailliste (directement soutenu par le NPA) œuvrent au contraire depuis des années pour consacrer une citoyenneté du sang en Nouvelle-Calédonie.
La requête de M. Roch Wamytan visant à radier 6720 électeurs de listes électorales a ravivé une inextinguible polémique. Il a fallu la réponse du Premier ministre à une question de la députée Sonia Lagarde lors d’une séance de questions au gouvernement pour apaiser les tensions. Jean-Marc Ayrault a effectivement rappelé sa « totale confiance » dans le haut-commissaire, M. Jean-Jacques Brot, en assurant que celui-ci serait garant de la révision des listes électorales au regard de principes « clairs » déjà appliqués jusque-là et en respectant « l’intention des signataires de l’accord de Nouméa »[2]. Les magistrats et les représentants de l’Etat chargés de superviser la révision des listes électorales semblent d’ailleurs s’opposer pour l’heure à toute radiation en l’absence de preuve manifeste de l’absence d’un électeur sur le territoire en 1998[3].
Le sujet du corps électoral est une constante des débats politiques calédoniens depuis la signature de l’Accord de Nouméa en 1998. Les indépendantistes, conscients de l’infériorité numérique de leur base électorale, portent une attention toute particulière à cette question. Une attention qui vire parfois à l’obsession. Le problème, c’est que ces demandes régulières de remaniement des listes électorales constituent un jeu à la fois maladroit et dangereux.
En agissant comme il l’a fait, et même si ce n’est probablement pas son intention initiale, Roch Wamytan prend le risque de fragiliser la démocratie. Il y a en effet quelque chose de malsain à ce qu’un élu politique cherche à priver des citoyens de leur droit de vote. D’aucuns feront remarquer que le Président du Congrès fonde son argumentation sur le droit. Il invoque effectivement de nombreux textes juridiques pour justifier sa démarche, notamment la loi organique du 19 mars 1999, la loi constitutionnelle du 23 février 2007 ou diverses jurisprudences du Conseil d’Etat, de la Cour de cassation et du Conseil constitutionnel[4]. Toutefois, ce recours systématique au droit ne fait que consacrer l’attachement de M. Wamytan à l’Etat de droit, c’est-à-dire à la primauté du droit et au respect de la hiérarchie des normes juridiques. Ce concept est souvent assimilé abusivement à celui de démocratie, qui décrit pour sa part le régime politique dans lequel la souveraineté émane du peuple. Les deux notions -quoique proches- ne sont pas interchangeables et on peut aisément en privilégier une sans pour autant développer l’autre[5]. En s’évertuant à vouloir restreindre le corps électoral calédonien en invoquant un ensemble disparate de lois et de jurisprudences aux dépens du principe démocratique, les dirigeants indépendantistes prennent justement le risque de fragiliser cette démocratie. Comment peut-on espérer que les citoyens aient foi dans un système électoral duquel ils peuvent être exclus pour des prétextes abscons et sur des fondements juridiques qui ne sont véritablement maîtrisés que par quelques rares experts ?
Par ailleurs, ces demandes répétées de radiations des listes électorales, consacrent l’idée selon laquelle les politiciens peuvent manipuler les lois afin de leur faire dire ce qu’ils veulent. Tantôt la démarche aboutit, tantôt elle échoue, sans que l’on sache vraiment si ces demandes de radiations ont été traitées au regard du seul droit, ou aux vus de considérations politiques. Dans ces circonstances, les citoyens ont tendance à ne plus se sentir en phase avec un système juridique qui apparaît comme incertain et versatile. En voulant privilégier l’Etat de droit aux dépens de la démocratie, les dirigeants indépendantistes prennent le risque de fragiliser les deux.
Un autre risque est que les électeurs ne se sentent plus considérés comme des acteurs à part entière de la vie publique, mais réduits à un simple nom sur une liste au-dessus duquel serait suspendue une épée de Damoclès. Epée dont le fil pourrait être sectionné à tout instant, suite à la démarche d’un politicien habile et malintentionné. Les électeurs sont en droit d’attendre des élus qu’ils les protègent, pas qu’ils les manipulent comme les pions d’une partie d’échecs politique. En demandant la radiation de milliers de noms des listes électorales à quelques mois des élections provinciales, M. Wamytan participe à décrédibiliser le personnel politique et inquiète les électeurs. On a ainsi l’impression que le droit de vote a tendance à devenir un privilège en Nouvelle-Calédonie et qu’il n’est jamais véritablement acquis.
Mais au-delà de cette analyse théorique, cette affaire doit également être observée à travers le prisme plus trivial des calculs électoraux. En souhaitant « faire le tri » dans les listes électorales (bien qu’il se défende de cette expression[6]), Roch Wamytan espère évidemment faire progressivement basculer l’équilibre électoral en faveur des mouvements indépendantistes. On regrettera tout d’abord le manichéisme qui sous-tend cette démarche et qui entérine l’idée selon laquelle tous les Mélanésiens voteront en faveur de l’indépendance et que l’ensemble des nouveaux arrivants en Nouvelle-Calédonie souhaite maintenir le territoire dans l’ensemble français. Même s’il s’agit probablement des tendances actuelles, ces déterminismes ethno-sociaux ont tendance à évoluer. Ainsi, au sein-même de la communauté kanak certains se demandent si l’indépendance va véritablement apporter des réponses à leurs problèmes du quotidien[7]. Quoiqu’il en soit, on serait en droit d’attendre d’un élu comme M. Wamytan qu’il se concentre sur le programme de fond de son parti et qu’il tente de convaincre les électeurs des bienfaits de l’indépendance qu’il prône, plutôt que de tenter de sceller le sort de la Nouvelle-Calédonie par un arrangement statistique du corps électoral.
Mais cette focalisation sur le corps électoral dissimule une crainte réelle de la part des dirigeants indépendantistes : leur incapacité à faire progresser les idées indépendantistes au sein de la population. Après les élections provinciales de 1995, on comptait 19 élus indépendantistes sur 54 au Congrès du Territoire[8]. Ils étaient 23 après les élections de 1999, 18 après celles de 2004 et de nouveau 23 après celles de 2009. Malgré le gel du corps électoral, les grands équilibres sont restés globalement les mêmes : pour des taux de participation équivalents[9], on comptait 34,95% de voix en faveur des formations indépendantistes en 1995 (60,36% pour les formations anti-indépendantistes) et 38,22% en 2009 (57,45% pour les formations anti-indépendantistes). 6720 voix, cela représente plus du tiers des voix récoltées par le Rassemblement-UMP à ces dernières élections (19888 voix). Ces électeurs menacés de radiation, même s’ils ne feraient pas basculer les grands équilibres politiques du territoire à eux-seuls, pourraient probablement permettre aux formations indépendantistes de gagner un ou deux sièges en Province Sud. Il s’agit très vraisemblablement de l’objectif électoral inavoué visé par Roch Wamytan.
Si la démarche de M. Wamytan, et de la plupart des dirigeants indépendantistes, peut trouver une certaine justification d’un point de vue purement juridique, on ne peut que la condamner d’un point de vue éthique et politique. En agissant ainsi, ils considèrent pouvoir choisir qui peut ou non décider de l’avenir de la Nouvelle-Calédonie et décident d’opter pour une citoyenneté fermée, en contradiction avec le sens de l’histoire. Depuis le XIXème siècle, le corps électoral n’a fait que s’élargir en France : remplacement du suffrage censitaire par le suffrage universel masculin (1848), droit de vote des femmes (1944), droit de vote pour tous les militaires (1972), abaissement de la majorité électorale à 18 ans (1974), droit de vote des ressortissants de l’Union européenne aux élections locales et européennes (1992). Mais c’est bien à la Nouvelle-Calédonie qu’a échu l’étrange privilège de cadenasser le corps électoral (au niveau local) avec le vote du gel en 2007. Si le corps électoral glissant est le fruit du compromis politique de l’accord de Nouméa, le corps électoral gelé est un coup dur porté à la démocratie calédonienne adopté en catimini et sans consultation préalable des Calédoniens.
Défendre un programme visant à faire accéder la Nouvelle-Calédonie à la pleine-souveraineté et le soumettre aux électeurs est tout à fait légitime de la part des partis indépendantistes. Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est d’ailleurs entériné par le droit international et personne ne le conteste. Toutefois, rappelons que le préambule de l’accord de Nouméa stipule que « la décolonisation est le moyen de refonder un lien social durable entre les communautés qui vivent en Nouvelle-Calédonie »[10]. Mais de quelles communautés parle-t-on ? Et que sous-entend M. Wamytan en affirmant :
« Le peuple kanak, comme les populations établies avant 1988, ne font l’objet d’aucune contestation, ni d’aucune complication. Les Calédoniens et les Kanak ne sont pas directement concernés par les procédures en cours. Celles-ci portent exclusivement sur les populations arrivées après 1988 »[11].
Cela signifie ni plus ni moins qu’on ne peut se revendiquer Calédonien si on n’était pas installé sur le territoire en 1988. Là encore, l’idée de citoyenneté fermée est entérinée et le droit de se prononcer sur l’avenir du pays apparaît comme un privilège. Cela revient à considérer que les « communautés » auquel le préambule de l’accord de Nouméa fait référence excluent les personnes arrivées sur le territoire depuis 1988. Pourtant le préambule précise bien : « Il est aujourd’hui nécessaire de poser les bases d’une citoyenneté de la Nouvelle-Calédonie, permettant au peuple d’origine de constituer avec les hommes et les femmes qui y vivent une communauté humaine affirmant son destin commun »[12]. En l’occurrence, on peut légitimement penser qu’une personne installée sur le territoire depuis 1991 ou même 2003 « vit » en Nouvelle-Calédonie au même titre qu’une personne qui y est installée depuis 1960. Le « destin commun », maintes fois évoqué, devrait l’être pour tous.
En prenant du recul, on constate que les attaques de M. Wamytan à l’encontre des listes électorales, quoique fondées sur une base juridique, risquent paradoxalement de fragiliser le processus démocratique sous-tendu par l’accord de Nouméa et l’Etat de droit en Nouvelle-Calédonie. Même s’il n’obtient pas la radiation de 6720 noms qu’il évoque, il sera ainsi toujours en mesure de contester la légitimité du scrutin à venir. Mais dans quel but ? Echauffer les esprits ? Perturber la tenue d’un référendum qu’il pense déjà perdu ? En signant les accords de Matignon-Oudinot et l’accord de Nouméa, les indépendantistes ont eu la sagesse de faire le choix de la non-violence et de la démocratie pour l’avenir de l’île. Revenir sur cette volonté à quelques mois de la tenue d’élections aussi cruciales que les provinciales du mois de mai 2014 serait un jeu dangereux et inconscient. On est en droit d’espérer que M. Wamytan mette fin à ses demandes de remaniement des listes électorales à seulement trois mois des élections provinciales, comportement qui risque de passer pour de la provocation aux yeux de beaucoup. On attend des hommes politiques, indépendantistes comme loyalistes, qu’ils se concentrent sur le programme qu’ils entendent présenter aux électeurs. Ces derniers doivent rester les seuls maîtres de leur destin et de celui de la Nouvelle-Calédonie.
Stéphane Lefèvre est éditeur du Centre pour le Destin Commun. Photo crédit : Jeanne Menjoulet et cie.
[1]. VATTEBLE Maxime, « A Paris, les « sans-voix » revendiquent le droit de vote des étrangers aux municipales », Le Monde (23 février 2014), dernier accès le 5 mars 2014, <http://www.lemonde.fr/municipales/article/2014/02/23/les-sans-voix-revendiquent-le-droit-de-vote-des-etrangers-aux-municipales_4368809_1828682.html>.
[2]. AFP, Nouvelle-Calédonie : Ayrault clarifie la révision des listes électorales, Le Monde (26 février 2014), dernier accès le 5 mars 2014, <http://www.lemonde.fr/societe/article/2014/02/26/nouvelle-caledonie-ayrault-clarifie-la-revision-des-listes-electorales_4373282_3224.html>.
[3]. PALMIERI Angela, « Radiations des listes électorales: vers un apaisement de la crise politique en Nouvelle-Calédonie? », Nouvelle-Calédonie 1ère (3 mars 2014), dernier accès le 5 mars 2014, <http://nouvellecaledonie.la1ere.fr/2014/03/03/radiations-des-listes-electorales-vers-un-apaisement-de-la-crise-politique-en-nouvelle-caledonie-128433.html>.
[4]. WAMYTAN Roch, « COMMUNIQUE DE PRESSE : Liste spéciale 2014 », Le blog de Roch Wamytan (27 février 2014), dernier accès le 5 mars 2014, <http://www.rochwamytan.com/article-communique-de-presse-liste-speciale-2014-122746097.html>.
5. A ce propos, l’exemple de la Chine est parlant. S’il est indéniable que l’Etat de droit a progressé en République populaire de Chine depuis une vingtaine d’années, on n’assiste pas pour autant à la mise en place d’un système démocratique.
[6]. NC 1ère, « Radiation des listes électorales: la réponse, à son retour de Paris, de Rock Wamytan », Nouvelle-Calédonie 1ère (28 février 2014), dernier accès le 5 mars 2014, <http://nouvellecaledonie.la1ere.fr/2014/02/28/radiation-des-listes-electorales-la-reponse-son-retour-de-paris-de-rock-wamytan-127603.html>.
[7]. AFP, « Dans les « squats » de Nouméa, avoir un toit passe avant l’indépendance », Le Point (18 janvier 2014), dernier accès le 5 mars 2014, <http://www.lepoint.fr/societe/dans-les-squats-de-noumea-avoir-un-toit-passe-avant-l-independance-18-01-2014-1781706_23.php>.
[8]. Tous les chiffres cités ci-après sont tirés du site du haut-commissariat de la République en Nouvelle-Calédonie, dernier accès le 5 mars 2013, <http://www.nouvelle-caledonie.gouv.fr/site/Vos-demarches/Elections/Les-resultats-des-differentes-elections/Les-elections-Provinciales>.
[9]. 70,22% en 1995 et 72,48 % en 2009.
9. Accord de Nouméa, Legifrance, JORF n°121 du 27 mai 1998 page 8039, dernier accès le 6 mars 2014, <http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000555817>.
10. WAMYTAN Roch, op. cit.
11. Accord de Nouméa, op. cit.
Pourquoi vous ne parlait pas de la circulaire Mesmer qui veut noyer le peuple Kanak dans son Pays pour biaisé la démocratie que vous louer aujourd’hui.
Et le peuple des LAPITA, il a été noyé lui aussi ? En tout cas, c’est pas la circulaire MESMER qui l’a fait disparaître. Certains ethnologues avaient indiqué qu’il ne semblait pas que les LAPITA soient des mélanésiens. Bizarrement, cette vision a été noyée elle aussi. Trop dérangeante peut-être.
Eh oui Saladin, cette vision des ethnologues a été noyée elle aussi et tu as bien raison elle devait vraiment être trop dérangeante ! Ma question : mais comment des ethnologues (souvent réputés) peuvent-ils accepter de se taire ainsi ?
http://www.destincommun.org/2014/03/15/listes-electorales-la-politique-doit-elle-lemporter-sur-le-droit/ Cet article explique le problème de manière juridique !
Il semblerait que le FLNKS fasse appel au Tribunal de Première Instance du refus des radiations par les commissions électorales.L’appel ne se ferait plus sur les 6 700 initialement envisagés qui inscrits sur la liste spéciale, n’étaient pas présent sur la liste générale de février 1998 .Cet appel se recentrerait sur ceux, non inscrits sur cette liste générale de février 1998 et qui avaient obtenu l’inscription sur la liste spéciale après février 2007.Le nombre de radiation demandées au TPI devrait chuter à environ 2 000 personnes.Que décideront les magistrats ?
Félicitations pour cet article avec ses références,çà change des articles partisans de certains…Pace salute
Voila un auteur que devraient fréquenter R. WAMYTAN et M. CHAUCHAT, entre autres dangereux individus manipulateurs de masses.
Voilà. vous avez réussi à nous faire un véritable article de presse. C’est magnifique, et rempli d’intelligence. Bravo.
Que du bonheur… de lire des posts de cette qualité.Merci.
Très bon article. il faudrait le transmettre à rock et ses turlupins.
Excellent article, très documenté, belle analyse qui se place au delà de toute polémique
Oui, ça nous change des éternels articles de querelle de clocher CE/Rump toujours écrits par les mêmes blogueurs affiliés.