14 juillet: Fête Nationale

35
11 177

14

On croit souvent que la Fête Nationale célèbre le 14 juillet 1789 et la prise de La Bastille. Il n’en est rien, puisque la décision du Sénat en 1880 fixait cette date en mémoire du 14 juillet 1790, jour de la première réunion de la Fédération des Gardes Nationales. La différence est de taille, et je souhaite vous faire partager l’excellente analyse de l’historien Henri Guillemin à ce sujet; il évoque la situation du Royaume (on est sous Louis XVI) au début de 1789. C’est un peu long, mais tellement important…

“Face à la richesse immobilière, c’est-à-dire les châteaux et les vastes domaines, aux mains des nobles, s’est constituée, au XVIIIe siècle, une richesse mobilière, de capitaux liquides, que se partagent des affairistes nouveaux venus dans la banque, les assurances, le commerce international, les industries naissantes. Là sont de grands bourgeois, détenteurs de fortunes croissantes et qui ne tolèrent plus que l’aristocratie soit seule à disposer, grâce à la faveur du roi, des leviers de commande au gouvernement. C’est ce qu’exposera en toutes lettres un jeune et brillant avocat, Barnave, qui est un des clients de la puissante maison Périer (d’où sortiront, au siècle suivant, et un Premier ministre de Louis-Philippe, et même un président de la République) : « Une nouvelle distribution de la richesse comporte (il veut dire : appelle, exige) une nouvelle distribution du pouvoir. » Autrement dit : la bourgeoisie d’affaires, dont l’importance ne cesse de s’affirmer, entend bien participer, et très activement, à la gestion de l’État et aux avantages qu’elle implique pour ses propres opérations.

Autre chose. Un profond mécontentement règne dans la paysannerie, et la France de 1789 est paysanne à quatre-vingt-cinq pour cent. Les agriculteurs supportent de plus en plus mal la perception, par les châtelains, de ces droits féodaux qui avaient pu avoir, jadis, leur justification (les seigneurs protégeaient leurs manants contre les brigandages), mais qui avaient perdu leur raison d’être et se réduisaient à un pur et simple prélèvement autoritaire sur les ressources des laboureurs ; impôt local abusif ajouté aux impôts d’État et à cette dîme au surplus, réclamée par l’autorité ecclésiastique. Les cahiers de doléances présentés aux États généraux montreront assez — et encore mieux, certes, les incendiaires de juillet — que la France rurale ne ressemblait guère à la gracieuse image que prétendra nous donner d’elle en 1929, l’ouvrage de M. Gaxotte. « L’ensemble était cossu », dira ce maurrassien (à qui l’on doit cette autre trouvaille : « La Terreur communiste de Robespierre »). Et, à Paris, la foule urbaine ? Paris compte alors quelque six cent mille habitants ; sur ce nombre, cent mille environ vivent dans des conditions de sous-développement inférieures même à l’indigence classique. L’artisan, quand il travaille — et les jours obligatoirement chômés ne manquent pas ; ces jours-là, il lui faut manger néanmoins et nourrir sa famille —, gagne en moyenne vingt sols par jour ; sa nourriture de base est le pain ; depuis 1750, le prix du pain s’est élevé lentement, inexorablement. En juillet 1789, la miche de quatre livres coûte quatorze sols ; quatorze sols sur les vingt du total. Et le loyer ? Et les vêtements ? En conséquence, en 89, dans Paris comme dans toutes les grandes villes, une armée d’émeutiers tout naturellement disponibles.

N’oublions pas non plus l’action des sociétés de pensée, sur quoi ont mis l’accent, à grand bruit, les disciples de Taine et les historiens (ou compilateurs) de bonne compagnie, acharnés à dénoncer la franc-maçonnerie comme la source première et secrète de la Révolution. Toutes les sociétés de pensée au XVIIIe siècle ne se confondent pas avec les loges maçonniques. Il n’y a là, bien souvent, que d’honnêtes groupements d’esprits cultivés qui s’intéressent à la philosophie et aux sciences et qui, parfois, souhaitent aussi plus d’équité dans l’organisation sociale. Et même quand il s’agit de francs-maçons, leurs appartenances sont multiples et tous ne sont pas rationalistes, loin de là. Nous vivons encore trop souvent, pour une part et à notre insu, sous l’influence du fameux refrain de Gavroche, dans Les Misérables : « C’est la faute à Voltaire, c’est la faute à Rousseau. » Il faudrait tout de même — et cette distinction-là est encore très insuffisamment établie — prendre conscience de l’opposition radicale qu’offrent entre elles la pensée de Voltaire et celle de Rousseau. Le déplorable Gaxotte, qui parlait sans savoir (et d’autant plus impérieusement), évoquait les égalitaires (sic) de l’Encyclopédie. On ne peut rêver plus parfait contresens.

Voltaire a pris soin de définir en toute clarté, dans son Essai sur les Mœurs, comment il se représente un pays bien organisé : c’est celui, écrivait-il littéralement, où « le petit nombre fait travailler le grand nombre, est nourri par lui, et le gouverne ». Cette morale d’entretenus est en tout point la sienne. Voltaire tient qu’il importe à l’État d’avoir à sa disposition une masse docile de «gueux ignorants», autrement dit de prolétaires analphabètes « n’ayant que leurs bras pour vivre et constituant cette vile multitude » dont M. Thiers, voltairien, parlera en 1850 à son tour, prévue par la nature pour assurer l’aisance de l’élite. Auteur de l’article Représentants, dans l’Encyclopédie, Diderot précisera sans ambages que les possédants seuls sont qualifiés pour un rôle national.

Le parti des humbles et des exploités, c’est le choix – contre Voltaire – de Rousseau ; et Robespierre dira vrai, en 1792 quand, souhaitant voir disparaître du club des Jacobins le buste d’Helvétius le matérialiste, il avertira ses amis politiques : « Soyez sûrs que si Helvétius et les penseurs de son espèce avaient vécu de nos jours, ils eussent été nos adversaires » —comme venait effectivement d’en donner la preuve cet abbé Raynal, très vieux mais toujours vivant, tant célébré par Voltaire pour son Histoire philosophique des deux Indes et dont une lettre publique, saluée d’applaudissements par le côté droit de l’Assemblée, avait couvert la Révolution de malveillances et de sarcasmes.

Voltaire veut en finir avec le christianisme. Il ne s’en cache pas. « Là où douze faquins ont réussi (les apôtres, ces marins-pêcheurs, ces méprisables, ces gens de la tourbe) pourquoi six hommes de mérite (unissant leurs efforts) ne réussiraient-ils pas ? » La bande à Jésus a su lancer le christianisme ; d’Alembert, Diderot, d’Holbach, Grimm, Helvétius et lui-même, Voltaire, s’ils savent s’y prendre, sont tout à fait capables de détruire cette fable. Mais Rousseau, le maudit, s’est jeté à la traverse, et Condorcet, dans son éloge de Voltaire, n’a pas omis d’opposer au bon travail libérateur du parti des Lumières la triste besogne de Jean-Jacques au profit de ce monument de ténèbres qu’est la superstition. Réelle, très certainement l’influence des Lumières sur la Révolution ; mais l’irréligion affirmée, offensive, militante, à la fin du XVIIIe siècle, est le fait, presque exclusivement, des hautes classes, grands bourgeois, avec les Cambon, ou aristocrates éclairés comme Mirabeau, Condorcet, Sade. Complexes, comme on voit, parfois même contradictoires, les origines du mouvement de 1789. Mais d’où vient-elle, cette banqueroute effectivement menaçante ? Impossible de ne pas évoquer les dépenses démentielles qu’entraînait cette cour de Versailles dont Fénelon dénonçait déjà, sous Louis XIV, l’épuisante succion qu’elle infligeait à la substance française. Et si Marie-Antoinette est « unanimement détestée dans Paris » (ces mots terribles figurent dans une dépêche du ministre de Prusse, en 1787) c’est moins pour l’inconduite qu’on lui impute – avec bien des exagérations, sans doute – que pour la frénésie trop voyante avec laquelle (selon Gérard Walter qui use là d’un mot juste dans son ouvrage de 1947 sur la reine coupable et infortunée) Marie-Antoinette gaspille l’argent du Trésor. Tout cela, certes, a compté dans la ruine des finances ; mais la cause principale est ailleurs.

Elle réside dans le recours systématique à l’emprunt pour fournir à l’État l’argent frais dont il a besoin, mais au prix d’un alourdissement perpétuel et fatalement, à court terme, insoutenable, de sa dette. Telle est la politique, simpliste, élémentaire, de ce Necker une première fois chargé du Trésor, congédié, puis rappelé auprès de lui par le roi. Necker avait accompli ce (facile) miracle de permettre à la France, en Amérique, sa revanche militaire contre les Anglais – une guerre est toujours coûteuse – sans augmenter d’un centime les impôts. Un bienfaiteur, un ami du peuple, cet homme de génie, ce Genevois d’ascendance prussienne, d’abord tenancier d’une pension pour étudiants, puis attiré par les manipulations bancaires et qui s’est bâti, en peu de temps, une fortune énorme. C’est un prince de la suffisance et de l’autosatisfaction empesée. Appelé à la direction du Trésor, il s’est offert l’élégance de refuser tout traitement. La serviabilité généreuse est sa passion et Mme Necker, qui tient salon, va soulignant l’abstention rigoureuse que son mari s’imposa dans ses hautes fonctions : il ne voulut plus rien savoir de ce qui se passait dans la banque Thélusson-Necker, devenue d’ailleurs Thélusson-Germany (Germany est un nom fictif, désignant le propre frère du ministre). Sa méthode est sans variantes : emprunt, emprunt, et encore emprunt. Sait-on – mais j’ai constaté la surprise de quiconque en est aujourd’hui avisé -qu’en plein drame financier, face à la banqueroute, Necker, une fois de plus (encore et toujours), a proposé un emprunt ? Quelle manne, chaque fois, pour les banques, ces mesures quêteuses, cette mendicité de l’État ! Necker l’ignore moins que personne. Il est la providence des banquiers.

Désemparé, presque éperdu, Louis XVI a reculé, pas à pas, depuis le 5 mai. Les États généraux sont devenus Assemblée nationale, puis Assemblée constituante : fin de l’absolutisme royal, et Louis XVI, persuadé du droit divin des rois, a le sentiment qu’on veut l’obliger à un sacrilège. Sa femme, qui a toujours désapprouvé la réunion des états généraux, le pousse à user de la force : qu’il réunisse autour de Versailles et de Paris des régiments, sûrs, qu’il les déploie soudain en ordre de bataille, et nul ne pourra s’opposer à ce qu’il congédie et dissolve l’Assemblée révolutionnaire. Le 12 juillet, Louis XVI congédie Necker, le remplace par Breteuil, ferme partisan de la réaction, et confirme ses instructions à Broglie, chef des armées.

Résultat ? Le 14 juillet. Mais voyons un peu les détails. Comique, amèrement comique, mais indéniable, la popularité de Necker, homme d’argent avant tout, et, au surplus, en Pays de Vaud, où est son château de Coppet, grand propriétaire terrien farouchement attaché à ses droits féodaux. Au Palais-Royal, Necker renvoyé, Camille Desmoulins vocifère, gesticule, appelle à une résistance violente contre l’agression royale. Et déjà s’est constitué, à l’Hôtel de Ville, un comité de grands notables aussi fermement résolu à faire plier le roi qu’à surveiller ces vilaines gens toujours capables, dans Paris, de vouloir profiter d’une crise politique pour assouvir leurs convoitises.

Contre les régiments de ligne (d’ailleurs, à ce qu’il semble, peu belliqueux ; Broglie et Besenval en sont conscients et l’avouent au roi), le comité municipal improvisé a conçu l’organisation d’une milice bourgeoise à deux fins : ces civils armés se dresseront contre les soldats pour les intimider, ou, mieux, peut-être, les convaincre d’une collaboration fraternelle, mais, en même temps (et, là, peut-être le nom de garde nationale serait-il préférable à milice bourgeoise) les responsables, immédiatement choisis, de ces bataillons populaires auront mission de les contrôler, de les maintenir dans le droit chemin. Le peuple en armes qui doit forcer le roi à rappeler Necker et à laisser la Constituante faire son travail, ce peuple-là ne saurait avoir dans ses rangs les sages de l’Hôtel de Ville. Ces messieurs sont les généraux de l’armée civique ; et les généraux ne se mêlent point aux combattants. Le peuple, ce sont les bonnes gens, les petites gens, les ouvriers ou artisans qui crient si bien : « Vive la liberté ! » et qui ne demandent, gentils héros, qu’à payer de leur personne. Leur distribuer des armes, leur indiquer où les prendre, c’est un risque à courir, indispensable pour l’heure, mais sur lequel il faut garder les yeux ouverts pour le limiter d’abord, l’annuler ensuite et au plus tôt.

On a lancé ces plébéiens sur la citadelle de la Bastille, parfait symbole de l’autocratie à renverser. Ils y ont fait merveille, perdant, sous les balles, une petite centaine d’entre eux. Mais le premier soin de la nouvelle municipalité tricolore sera d’ôter leurs fusils à ces plébéiens qui n’ont pas vocation à disposer de pareils outils.

L’histoire, l’histoire sérieuse, l’histoire historique, comme disait, en souriant, Péguy, n’a pas encore, je crois, assez mis en lumière la place qu’a tenue, dans la Révolution française, et dès le début, la crainte, chez les possédants, d’une menace sur leurs biens. Écoutez, simplement, Mme de Staël dans ses Considérations de 1816, son dernier écrit; elle avoue le frisson d’effroi qui l’a secouée, elle et tous les nantis, dès 1789. « Les gens de la classe ouvrière, écrit-elle, encore émue à ce souvenir, s’imaginèrent que le joug de la disparité des fortunes allait cesser de peser sur eux. » Et Chateaubriand confirme dans son style à lui : « Les sabots frappaient à la porte des gens à souliers. » Germaine Necker se félicitera de n’avoir eu qu’une seule fois devant elle Robespierre, ce monstre : « Ses traits étaient ignobles, ses veines d’une couleur verdâtre. » Suit aussitôt l’explication de ce portrait surprenant : « Sur l’inégalité des fortunes et des rangs, Robespierre professait les idées les plus absurdes. » Il est vrai qu’en effet, dans sa profession de foi du printemps 1789 pour les élections aux États généraux, Robespierre s’était exprimé avec une lucidité brutale : « La plus grande partie de nos concitoyens, disait-il, est aujourd’hui réduite par l’indigence au seul souci de survivre ; asservie à ce point, elle est incapable de réfléchir aux causes de sa misère et aux droits que la nature lui a donnés. » En langage contemporain (et anachronique), nous parlerions de dynamite dans un texte pareil, et l’on comprend que Mme de Staël, en alerte extrême quant à la sécurité de ses millions, avait quelques raisons de tenir Robespierre pour un homme très particulièrement fâcheux et funeste.

Des armes entre les mains des pauvres, rien de plus contre-indiqué. Pas plus tard que le 15 juillet, la municipalité progressiste fait savoir qu’elle remettra quarante sols (soit l’équivalent de deux journées de travail) à quiconque aura l’obligeance, et le bon esprit, de lui remettre ce fusil dont on l’a aidé à se munir pour donner l’assaut à la Bastille. Et les fusils rentrent en foule. On respire. Mais les avisés savent ce qu’ils ont à faire, et quelles précautions doivent être prises, pour que l’ordre social demeure intact et immuable. Et les alarmes discrètes deviennent quelque chose comme une grande peur, dans la haute classe, lorsqu’en divers points du territoire, après la prise de la Bastille, la plèbe rurale entreprend d’imiter la plèbe urbaine en se jetant sur les Bastilles locales. Ce n’est point que l’on veuille cambrioler le châtelain ; on souhaite surtout faire disparaître, anéantir, brûler, les vieux parchemins garants des droits féodaux ; mais l’incinération, parfois, va jusqu’à l’incendie du château. D’où cette nuit du 4 août qui inspire à Michelet un délire : mille ans d’oppression effacés en quelques minutes ; « plus de classes ; rien que des Français. Vive la France ! » (sic). Alors qu’il s’agit, pour ces seigneurs pris à la gorge, de désarmer les assaillants, de les apaiser, de leur donner les gages d’une bonne volonté amicale, de leur faire croire qu’ils ont gagné, tout de suite gagné, et totalement. On s’arrange pour que la paysannerie croie tout de bon à l’annulation des droits féodaux, alors qu’il n’est question que de les rendre rachetables ; mais, l’heure franchie du plus grand péril, on expliquera aux ruraux que, pour être quittes, à jamais, de ces versements, il leur faut payer d’un coup trente annuités de ces redevances. Impraticable ! L’abolition réelle et radicale des droits féodaux n’aura lieu que quatre ans plus tard, en juillet 1793, grâce aux robespierristes du Comité de Salut public, Saint-Just et Couthon avant tout.

Puis va venir l’opération majeure, l’acte solennel, la Déclaration des droits de l’Homme, 26 août 1789. C’est l’honneur de la Constituante, cette déclaration grandiose. Aujourd’hui encore, l’histoire s’y réfère comme à la haute signification humaine de 1789 – oubliant un peu ce que le document doit à la déclaration américaine qui le précéda de treize ans. Demeure à tout jamais étincelant, rayonnant, l’article 1 de ce manifeste dans sa calme et pathétique formulation : « Tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. » Saluons. Mais l’histoire historique ne saurait se taire sur l’étrange application immédiatement réservée à ce principe, ou à ce dogme, par la Constituante elle-même. Je crains également que l’on n’appelle guère l’attention sur un détail, qui a son prix, dans ces nouvelles Tables de la loi. C’est à la fin, et cela concerne la Propriété. Surgit là un adjectif inédit dans cette acception : la propriété, dit le texte, est inviolable – mais oui, mais bien sûr, entendu ! – et sacrée. Une épithète jusqu’alors réservée aux choses de la religion. Les constituants (nous y reviendrons) sont, en grande majorité, des voltairiens ; autrement dit le contraire de ces niais qui ne savent pas distinguer le concret de l’abstrait. Et quoi de plus concret que l’argent ? C’est donc à l’argent, à la fortune acquise, à la Propriété qu’il convient d’attribuer une qualification suprême bien plutôt qu’aux rêveries et sottises de la superstition.

Mais voici les trois manquements, les trois transgressions, les trois trahisons commises – et tout de suite – par les auteurs mêmes de la Déclaration des droits de l’Homme. Libres, tous les hommes ? Rectification : les hommes à la peau blanche. Car les Noirs des Antilles françaises demeureront dans la servitude. Le lobby colonial est puissant à l’Assemblée (La Fayette en fait partie) ; il veille au maintien de l’esclavage, si rentable. Il faudra attendre février 1794 et l’initiative de Robespierre au Comité de Salut public pour que la Convention, depuis seize mois pourtant, alors, au pouvoir, s’y résigne. Mais Bonaparte remettra vite en ordre, sur ce point-là comme sur bien d’autres, les choses importantes. Les deux autres violations du dogme – pour rire – énoncé le 26 août 1789 relèvent de cette grande affaire dont on ne dira jamais assez la place capitale qui fut la sienne dans l’aventure politique française, de 1789 à 1799 : la protection des propriétaires, la crainte (et l’horreur) des démunis, des misérables. Un prêtre défroqué, Sieyès, et un marquis éclairé, Condorcet, ont, dès juillet 89, estimé à voix haute que si tous les Français devaient cesser d’être des sujets pour devenir des citoyens, certains citoyens devaient être toutefois plus citoyens que d’autres, lesquels, en fait, ne le seraient plus. (Des citoyens non citoyens, dira très bien Michelet.) Selon ces augures, le droit de vote, la participation aux affaires nationales ne peuvent être consentis à quiconque n’est point, de par son état même, un actionnaire de la Maison France. La possession de quelques biens est nécessaire pour être actif. Silence aux pauvres.

Cette ségrégation s’effectuera selon un cens électoral, fixant les sommes nécessaires pour être électeur et pour être éligible. N’est électeur que le citoyen inscrit aux rôles d’imposition pour une somme équivalente, au moins, à trois journées de travail. Pour être éligible, le prix sera de cinquante journées de travail. Seuls sont admis comme électeurs les Français au moins un peu aisés ; seuls peuvent devenir représentants du peuple les citoyens riches. Mesure de simple prudence pour la sauvegarde de la Propriété.

Au total, ainsi, sur quelque six millions d’électeurs potentiels, deux millions (soit un tiers) sont proscrits. Telle est l’égalité dans l’interprétation officielle qui lui est désormais donnée. Et d’autre part, l’autorisation d’avoir entre ses mains des armes de guerre civile ne peut aller – c’est l’évidence – qu’aux citoyens qui ont personnellement de l’argent à défendre. Dans la milice bourgeoise (trop bien nommée, mais maladroitement), dite maintenant garde nationale, sont entrés avec élan, pour contraindre le roi à cesser son opposition, quantité de patriotes (patriotes, à l’époque, sont les amis de la liberté) malheureusement indésirables, c’est-à-dire citoyens passifs. Si le droit de vote leur est interdit, ce n’est pas, on le pense bien, pour qu’ils aient, en compensation, des fusils. Il s’agit donc de donner à la garde nationale, sans brusquerie mais efficacement, son unité, sa cohésion, afin qu’elle puisse devenir ce qu’il faut qu’elle soit : une authentique armée de l’ordre, exclusivement composée d’actifs.

Une heureuse et première épuration s’obtiendra au moyen du port obligatoire de l’uniforme, un très bel uniforme bleu et rouge dessiné par La Fayette, mais qui coûte quatre-vingts livres. Dépense inconcevable pour l’artisan qui gagne (quand il peut travailler) vingt sols dans sa journée et paie quatorze sols la miche familiale. On s’oriente vers l’interdiction légale des passifs, qui n’a rien d’urgent puisqu’elle s’est accomplie d’elle-même sans que les législateurs interviennent. Robespierre a protesté en articulant (c’était sa manie) une de ces vérités qui sont faites pour être non dites : « Ainsi vous voulez diviser la nation en deux classes dont l’une ne sera armée que pour contenir l’autre. » La Fayette paraît bien être l’inventeur d’un terme qui fera fortune dans le vocabulaire politique fort au-delà de 1789 et particulièrement au siècle suivant : les honnêtes gens, lesquels sont, pour lui, les gens de bien, c’est-à-dire ceux qui ont du bien. Et c’est Robespierre encore qui prétendra lourdement : d’un côté, donc, les honnêtes gens, de l’autre côté la canaille, la populace, les gens de rien.

Mais la Fédération ? La première commémoration de la prise de la Bastille, la grande fête du Champ-de-Mars, 14 juillet 1790 ? Les manuels scolaires rédigés par Lavisse (ou par tels de ses obéissants disciples) ont enseigné à des générations de petits Français que la Fédération aurait été, pour les participants de cette journée sublime, la bouleversante et radieuse révélation de l’unité nationale. Et voici, de nouveau, Michelet en transe : « Par-dessus les désordres, les craintes, les périls, j’entends s’élever, peu à peu, le mot puissant, magnifique, doux à la fois et formidable, qui contiendra tout et calmera tout : fraternité ! » L’illusion de Michelet couvre l’imposture des opérateurs. Le cher Michelet, comme s’il ajoutait là un détail pittoresque, signale que le plus beau moment de la fête fut celui où « quarante mille hommes en armes évoluèrent » au Champ-de-Mars. Sous la comédie fraternelle, qui donne assez bien le change, le sens vrai de ladite fête est aujourd’hui dénudé. Ce jour-là ont été rassemblées à Paris, arrivant de toutes les provinces, d’innombrables délégations de cette garde nationale qui s’est organisée de toutes parts, dans le même souci qu’à Paris. Ils sont là quarante mille en effet, avec leurs fusils et leurs canons, qui donnent de manière tacite mais intelligible, un avertissement aux passifs, lesquels chantent et dansent (sous la pluie, du reste) avec leur entrain de bonnes dupes. Avis aux citoyens subalternes que repousse l’égalité et qui n’ont d’autre liberté que de se soumettre, passifs, aux décisions des actifs : Voyez les choses comme elles sont ; les fusils, c’est nous qui les possédons ; et nous avons même des canons pour renforcer notre toute-puissance.

Et la démonstration foudroyante sera faite, un an après, jour pour jour, ou presque, le 17 juillet 1791, au même endroit, au même Champ-de-Mars. Les passifs se sont avisés de signer en masse une pétition réclamant la déchéance du roi. Provocation de la part de ces réprouvés ! Qu’ils la paient ! Sous le commandement de La Fayette, la garde nationale ouvre le feu. Combien de morts ? Sans doute ne le saurons-nous jamais. Vraisemblablement une centaine au moins. Que les passifs se le tiennent pour dit, de façon bien claire et définitive : les affaires de l’État ne les concernent pas.

Laurent

Trier par:   plus récents | plus anciens | plus de votes
Pére Béber
je n’avais pas lu/avec un peu de retard donc…Parler des causes et circonstances de la révolution en omettant la tentative courageuse  et presque réussie de Turgot   de remettre les finances publiques debout me parait être  malhonnête intellectuellement . (pourquoi  ?parce que  de tendance libérale dirait on aujourd’hui)Parler de la prise de la bastille en oubliant l’ignominie  des circonstances  de la reddition me parait être aussi sujet à caution…Apres découvrir que Voltaire n’a jamais été un démocrate est une lapalissade  mais choisir Rousseau comme modèle c’est oublier que tout ceux qui l’ont fait ont obtenu des résultats désastreux au niveau… Read more »
chanourdie

14 juillet 2014 , ils ont osé!! 3 descendants de fellaghas du FLN avec le drapeau algérien ,ont défilé place de la concorde, bravo pour les anciens combattants musulmans de 14/18 !!que le FLN égorgeait en leur ayant préalablement enfoncé leurs médailles au fond de la bouche, j’ai vu le 14 juillet 1960 rentrant de souk ahras vers hammam zaid 3 anciens combattants gisant dans le fossé, égorgés, médailles dans la bouche, triste spectacle 54ans après j’y  pense toujours

Sagamore

“Tiens,
voilà du boudin !” (3 fois…)
Bof…

Titanchois
Wikipédia:En 1879, la IIIe République naissante cherche une date pour servir de support à une fête nationale et républicaine. Après que d’autres dates eurent été envisagées, le député Benjamin Raspail dépose le 21 mai 1880 une proposition de loi tendant à adopter le 14 juillet comme jour de fête nationale annuelle. Si le 14 juillet 1789 (prise de la Bastille) est jugé par certains parlementaires comme une journée trop sanglante, la Fête de la Fédération du 14 juillet 1790, elle, permet d’atteindre un consensus. Cette date « à double acception  » permet d’unir tous les républicains. La loi, signée par 64… Read more »
Mister Eric

Laurent a écrit :
“Ils nous mentent pour gagner les élections, de toutes façons on ne peut choisir qu’entre la peste et le choléra, Et tout le monde continue à aller voter, se chamaillant pour défendre l’un et houspiller l’autre.
De Gaulle avait-il raison? « Les Français sont des veaux! »?”——————–Cette belle théorie s’applique-t-elle aussi aux gens de ce pays ?

Clark
Je n’aime pas du tout la conclusion trop “définitive” de ce texte.  C’est à rapprocher des autres interventions de Laurent: il cherche à démontrer quelque chose, et va, pour çà, distordre l’histoire pour la faire aller dans un sens qui l’arrange. Moi je vois très bien où il veut en venir. Merci pour le cours d’histoire à ceux qui ont dormi à l’école… Et, s’il est bon, c’est surtout qu’il n’a pas été écrit par Laurent… Il a ouvert, mais oublié de fermer les guillemets… Il s’est contenté de conserver ce qui était surligné dans le texte de Guillemin. Il… Read more »
Sagamore

(Bon article)
Tout ça pour ça ?
14 Juillet 1790 = Les nouveaux riches voulaient se gaver encore plus
14 Juillet 2014 = Le MEDEF & les SarkoPS se gavent encore plus…

[Dans les deux cas, sur le dos des gogos qui bossent en vrai ! Bof…]

Clark

Il a toujours été enseigné que la Révolution Française était surtout une révolution bourgeoise.

Mouton Noir

TL;DR

Clark

Rhololo!

Y’a quoi là de dans qui ne soit pas du copié-collé?

Tu crois qu’on ne savait pas tout çà? tu viens de le découvrir? Tu veux nous faire partager ta découverte?

Tu sais: en ouvrant à moitié un robinet d’eau chaude et à moitié un robinet d’eau tiède: il suffit de réunir leurs sorties pour y sentir couler de l’eau tiède!!  Si! Si j’te jure!

decennie

je ne suis pas d’accord avec toi clark,  je ne connaissais pas la génèse de ses  “valeurs françaises”  qui font la fiertés du “petit” peuple …le 14 juillet serait donc la fête de l’ègèmonie. 

Clark

Non: c’est une interprétation fallacieuse.

Clark
Oui: De Gaulle avait raison, sauf pour une chose: il n’y a pas que les français qui soient comme çà.. Donc, ton histoire des 1% et des 99 % est intéressant… Déjà: de quelle richesse parle-t’on? Ensuite pourquoi la richesse serait elle le but? “Et tout le monde continue à aller voter, se chamaillant pour défendre l’un et houspiller l’autre.”  Ben non.. pas tout le monde… Et “demander des comptes” est possible: il faut juste cesser de dire que “ça ne sert à rien”… Se fier à la sagesse populaire est dangereux. Le peuple n’est pas sage: il est impulsif… Read more »
Clark

Non, et je ne l’ai jamais cru: les représentants de la France non plus, d’ailleurs! 

De quoi tu causes? Tu vois, c’est intéressant: tu fais comme pas mal de monde ici: tu suppose que tes interlocuteurs auraient besoin de toi pour ouvrir les yeux.. alors qu’ils sont déjà laaaargement ouverts… Et qu’ils te voient venir avec tes gros sabots!
Clark

Et si tu ne connais pas l’histoire de ton pays (même par accident): tu en es responsable.

wpDiscuz