Le soir qui suivit l’union de Doui et de la petite femme au teint cuivré, les trois frères sentirent que certains hommes étaient inquiets. Bumé, un guerrier qui avait la gorge plus ouverte que les autres, parla : « On ne sait pas qui ils sont ces petits hommes. Il ne sont pas comme nous. Regardez ces poils qu’ils ont sur le torse. Il ne faut pas leur faire confiance. »
Le représentant de Ceux-qui-guérrissent ne partageait pas cette opinion. Il encouragea le clan a s’allier avec les représentants des hommes des montagnes. Il rappela que nos propres légendes parlaient d’eux. A ces mots, le guerrier qui avait osé parler explosa : « Ces histoires de petits hommes sont des contes que l’on raconte aux enfants. Ici nous sommes venus faire la guerre. L’esprit de la guerre n’aime pas les étrangers. C’est comme les femmes faciles, elles ne sont pas sûres, dit il en fixant Doui qui comprit qu’il avait parlé pour lui. L’homme poursuivit son discours haineux : « Gardez-vous de faire alliance! Ils cherchent seulement à vous distraire pour prévenir leurs alliés. Mangez-les. Plus vous en absorberez, moins il y en aura! » Quand il eut finit de parler, Baye lui répondit tranquillement : « Ne t’inquiète pas et reste à ta place. Nous savons ce que nous devons faire. Nous sommes les fils du maître de la terre et les vieux nous ont indiqué la voie à suivre. Tu peux aussi partir de ton côté si tu n’acceptes pas la coutume qui suit le chemin des ancêtres. »
Tu vois, en ce temps il y avait aussi des combattants envieux qui n’avaient pas compris que l’union fait la force. A cette époque, comme maintenant, certains convoitaient un rôle pour lequel ils n’étaient pas faits. Il faut toujours s’opposer à ceux qui ont une vision étroite du clan. Mais au temps d’avant, la sagesse de ceux qui avaient été choisis par les vieux finissait toujours par triompher. Le palabre ne dura pas longtemps et tous ceux qui avaient survécus à l’attaque furent épargnés. Bien sûr, ils suivirent le chemin des vieux. Tein franchit les montagnes s’installa à la tête du pays. Baye descendit vers ses pieds, alors que Doui fit souche sur le sommet qui abreuve. Avant que les frères ne se séparent, ils se promirent aide et assistance. Ils scellèrent leur alliance par une grande coutume. Ce soir là, Bumé laissa encore éclater sa colère. Il dit à Doui sur un air de défi : « Toi le cadet tu ne laisses personne s’approcher de la petite femme, mais c’est à moi qu’elle devrait appartenir. C’est moi qui l’ai sauvé des flammes. » Doui ne savait que répondre, Baye parla pour lui à Bumé d’un ton sec : « Tais-toi! Reste à ta place!
Bumé n’était pas très futé, pourtant il eut l’intelligence de se taire. Le lendemain, il partit avec Baye vers les pieds du pays, mais l’amertume de n’avoir jamais possédé la petite femme ne le quitta jamais. Notre lignée, longtemps après, recroisa ses descendants, ils n’en avaient pas fini avec la haine. Cette histoire je ne l’écrirai pas, je dois te la raconter. Chez nous les kanak, les histoires et les secrets se confient de vive voie, au moment que l’on juge propice, à celui ou à celle qui doit les entendre. Tout est affaire d’intuition.
Après la mort des trois frères, les clans nés de l’ordre primordial vécurent longtemps protégés par l’esprit de leurs totems. Nos ancêtres étaient respectueux de la tradition, ils n’étaient pas envieux. Ils furent fidèles au serment qui les liait entre frères, l’ainé reçut le privilège car il avait la plus grande capacité à servir les autres. Les trois frères exercèrent le pouvoir sans en tirer avantage. Les kanak d’alors méprisaient l’ambition. Ils savaient faire passer les autres avant eux, renoncer aux honneurs, pour mériter le véritable pouvoir. C’était au temps ou l’on faisait don de soi au clan, où l’on savait rester à sa place, s’effacer pour le bien du groupe. Nous n’aspirions pas à contrôler la terre, mais à vivre de son travail protégés par l’esprit des ancêtres. Ils nous avaient dit qu’ils voulaient être enterrés au pied de la montagne qui donne l’eau, c’est là que Doui voulait régner.
L’amour et la sagesse avaient ouvert les yeux et le cœur des trois frères, qui voulaient faire de leur monde un nouveau paradis. Ils avaient inscrit dans leurs gènes les règles divines capables de transcender l’égo. C’était le temps où l’on suivait un chef, un guide mais sans aveuglement. Si le chef ne servait plus le groupe, il perdait des alliés, puis le pouvoir. Les vivants et les morts trouvaient bien des moyens de maintenir l’équilibre. L’arrivée des Blancs réveilla la part d’égoïsme qui sommeillait en nous . Ils nous colonisèrent jusque dans les cœurs. Les liens qui nous reliaient à la puissance du groupe se sont distendus, brisés, sapant les bases de notre société.
Le temps des malheurs remonte à l’époque où les Blancs ont amené dans les cales de leurs navires des alliés invisibles. C’étaient des maux inconnus que nos plantes et nos magies ne savaient pas guérir. De bébés brûlants en vieillards fragiles qui meurent avant d’avoir parcouru tout le chemin, la race s’éteignait. Cinquante à soixante dix pour cent des nôtres y laissèrent la vie. On appelle cela le choc épidémiologique. Après les microbes et les maladies l’occident nous envoya les missionnaires, les soldats et les colons. L’équilibre du monde ancestral était mort. Les survivants durent chercher de nouvelles alliances pour survivre. De tout temps nous recherchions les alliances qui faisaient croître l’arbre du clan. Ces temps de ruptures entraînèrent des décès qui créèrent des vides. Honnis de la nature, ils se remplirent des réfugiés. Femme seule ou familles entières, l’étranger en s’appropriant notre pays a jeté beaucoup de monde sur les routes. Du Nord au Sud les histoires se ressemblent.
Une famille est accueillie, elle s’installe. Les nouveaux arrivés tissent sur des génération leur légitimité, de mariages en trahisons. Parfois le conseil des anciens décide de mettre en avant un homme de paille issu de cette famille. Pour ne pas exposer ceux qui sont les vrais gardiens de la tradition. On nommait ces nouveaux venus à la chefferie par calcul. Pour protéger les maîtres de la terre. Avec la colonisation, il y a quelques marionnettes qui se sont accrochée au privilège et dans bien des cas, les terriens se sont faits supplanter par les émissaires chargés de rencontrer les blancs pour eux. Résultat : il y a quelques faux chefs au Sénat coutumier.
On a été victime de la violence des colonisateurs, de leur ruse qui a su exploiter nos faiblesses, nos incohérences. Plus de cent cinquante ans après, c’est toujours le boucan de la division qui ronge le pays. Dans notre famille, nous résistâmes jusque dans les année quarante. C’est à cette époque que le catéchiste des blancs vint un jour brûler la case de mon grand-père. Peu après je fus baptisé. La plupart de nos pouvoir de protection furent détruis, mais nous restons les héritiers de ce qui fut transmis. Je t’ai écris pour t’apprendre d’où tu viens. Te dire qui tu es. Tu es l’unique, la dernière goutte de sang qui reste des grands guerriers qui incarnèrent le rêve de l’ancêtre. Le sommet-qui-donne-l’eau rayonna tant que l’esprit des anciens le protégea.
Comment la vielle race perdit-elle sa force? Comment est-elle devenue la montagne assiégée d’aujourd’hui? C’est toi qui l’écrira plus tard en racontant le temps de la grande rupture, l’ère des résistants, des collaborateurs, des résignés, des opportunistes. Ce sera à toi de poursuivre mon récit, de continuer à suivre le chemin des totems, le périple du notou et du cerisier bleu. C’est à votre génération, riche de votre histoire retrouvée, de votre part de culturel et d’universel que revient ce devoir. Quand tu seras prêt, tu écriras la fin de notre monde. Je prie les vieux de te guider dans tes recherches, comme ils veillèrent sur les trois frères. Puisse leur histoire t’aider à construire un futur qui s’appuie sur le passé sans trahir l’avenir.
Valérie Ohlen
Rappel de l’épisode 1 : Les trois frères
Rappel de l’épisode 2 : Les trois frères
Rappel de l’épisode 3 : Les trois frères
Et bien me voilà emballé par le récit
La conclusion est à la hauteur de mes attentes.
C’était une superbe histoire que tu nous a conté avec une belle plume.
Merci beaucoup pour ce moment de lecture
Merci pour tes encouragements. J’ignore si j’arriverais à mesurer mon ardeur un jour, à près de 44 ans ce n’est toujours pas le cas!
Biz
Bravo, Valérie, ton travail est la preuve d’une belle âme, sans doute trop idéaliste pour notre époque. Tu apprendras à mesurer ton ardeur afin que ton écriture grandisse en même temps que toi !! Courage et surtout continue sur cette voix là !!! Bises.