Rumpo Schizo

Voilà Docteur, si je viens vous voir, c’est que j’ai de gros problèmes, croyez-moi… Chez nous, les psy c’est pas trop notre truc. Comme je me sentais vraiment pas bien, je suis allé consulter mon toubib et il m’a dit que je souffrais… Attendez je l’ai noté, ah voilà : que je souffrais d’un « morcellement de la personnalité ».

En fait, faut que je vous donne une information préalable : depuis tout petit, je suis militant du Rassemblement, et, tout net je vous le dis : jusqu’à ma mort, je voterai pour le Parti, vous m’entendez docteur, jusqu’à ma mort !

Bon avant, c’était facile : il y avait eux, les indépendantistes et nous, les loyalistes, comme on nous appelait à l’époque. C’était un peu comme dans les Star Wars, qu’on voyait au drive-in du Pont des Français. D’un côté, Luke Skywalker et Obi Wan Kenobi, de l’autre Dark Vador et l’Empereur…

Puis, un peu plus tard, à nous les militants, on nous a expliqué que ce n’était pas aussi simple, que Dark Vador, il était pas si méchant que ça et voilà que Jacquot il a serré la main de Jean-Marie. Puis, on nous a fait voter les Accords de Matignon. J’ai obéi… Jusqu’à ma mort, je vous ai dit que je voterai pour le Parti et que je voterai comme le Parti m’a dit de voter. Bon, ce coup-là, c’était une bonne idée, vu qu’on a été tranquille pendant 10 ans, même s’il y’en avait plein chez nous qui étaient contre. Après, il nous ont fait l’Accord de Nouméa. Vous aurez la paix pendant 30 ans, qu’il a dit Jacquot. Finalement, on n’a signé que pour 15 ans, mais bon, c’était toujours ça de pris. Et de toute façon, à mon âge… Je suis à la retraite maintenant. Et mes deux gosses, ils sont grands, ils sont tirés d’affaire, ils ont leur piaule et leur 4/4. Y’en a un qui bosse à la SLN, l’autre il est fonctionnaire territorial. Tranquilles, ils sont. Et eux, la politique, ça ne les intéresse pas, mais alors pas du tout. Bodega, Kite surf et coup de dérive… Casse pas la tête et te la prend pas non plus, qu’ils me disent.

Jusqu’à 2004, c’était encore le bon temps, surtout que de notre côté, loyaliste je veux dire, le système il était bien verrouillé, t’inquiète, le vieux il savait y faire. Bon, il y avait Didou, mais c’était un zor et puis il n’arrivait même pas à avoir un bateau aussi gros que celui de Jacquot… Aucune crédibilité.

Et il y a eu 2004. Alors là, on a ramassé. Personne ne l’avait vu venir… Et Pierre a viré Jacquot. J’ai un peu hésité à suivre le vieux mais pas trop longtemps. Fidèle au Parti, je suis, jusqu’à la mort, Docteur. Même s’il a changé de nom.

Surtout que Pierre, il a parlé de transparence. Et ça, on a bien aimé. La transparence on l’a appliquée aux primaires des Législatives de 2007. On nous a discrètement expliqué qu’il fallait voter pour Gaël. Transparent mais discret, c’était ça le concept.

En 2009, ça a été l’euphorie. Le retour du Parti aux affaires, c’est à dire à la Province Sud… Bon, il y avait l’Autre, là. Oui, Lui, dont il ne faut jamais dire le Nom à la permanence le 1er mercredi du mois. Mais si, Docteur, vous savez bien, Lui avec sa moustache et ses cigares… Pas compliqué : si tu dis son Nom à la permanence, direct, ils font venir un Exorciste. Bon, on avait une excuse quand on l’a mis président du gouvernement, c’est qu’on savait pas trop à quoi ça servait un gouvernement et encore moins son président… Faut dire qu’avant Fifils, Pierre et Harold, ils l’avaient été présidents du gouvernement et que franchement, ça ne les avait pas beaucoup occupé…

Le drapeau FLNKS… Quand Pierre nous a dit que c’était bien pour nous, pour le pays, pour tout le monde, franchement, on a eu comme un doute mais on a suivi… Jusqu’à la mort, je vous dis Docteur… Mais je crois bien que c’est à cette époque que mes symptômes ont commencé : j’avais un peu envie de vomir, mal à la tête, et mal ailleurs aussi, mais ça je préfère pas en causer, question de politesse. Et puis Pierre, il a repris les choses en main, il a fait virer l’Autre par les indépendantistes, oui : Lui, c’est bien ça Docteur, vous m’avez compris…

Les législatives de 2012, un des pires jours de ma vie Docteur, vous pouvez m’en croire… Si on s’attendait. Faut que je vous dise : moi je vote dans la 2ème circonscription… La branlée bleue qu’il s’est pris Éric… Pourtant, il avait mis toutes les chances de son côté : causer aux femmes à Yaté, expliquer à la télé que l’Autre, Lui, enfin vous me comprenez, il était « pas d’ici ». Et il ne dit pas que des conneries Éric, enfin je crois…

Et maintenant, ça ne s’arrange pas : le parti est menacé de scission, qu’ils ont dit au JT… Je fais des cauchemars tout le temps, Docteur : je suis allongé par terre. D’un côté il y a trois pitbulls qui me chopent, de l’autre, trois petits chiots tous mignons qui me mordillent le mollet en essayant de m’en prendre des bouts… Les molosses ils ont la tête de Pierre, de Cynthia et d’Éric, les chiots celles de Gaël, de Sonia et de Gil… Trop bizarre, ce rêve, hein Docteur ? Vraiment, je ne me sens pas bien. J’ai l’impression d’être tout éparpillé, comme de la scorie de nickel jetée sur la route…

Avant de finir, je vais vous raconter mon dernier rêve, celui d’hier soir : voilà, c’est un jour de scrutin, Provinciales ou Référendum, je ne sais pas… Il y a plein d’urnes devant moi. J’ai mon bulletin à la main… Y’en a une qui est bleue et rouge avec « RUMP » écrit dessus, en caractères tout brillants… Je m’approche pour y déposer mon bulletin… Parce que, je crois que je vous l’ai déjà dit, jusqu’à la mort je voterai pour le Parti… Et là, il y a Éloi Machoro, qui apparaît, comme ça, ricanant, enroulé dans un drapeau FLNKS et qui explose l’urne à grands coups de hache… Et je me retrouve tout seul, mon bulletin de vote à la main, comme un con…

Franchement, Docteur, dites-moi, vous pensez que c’est grave ?

CALCYT