« On n’a jamais supprimé un gramme de souffrance à qui que ce soit en se couvrant de douleur et de repentance : avec ce mauvais calcul, on ne parvient qu’à la macération, à l’ajout de négatif au négatif » Bien avant qu’elle soit tant à la mode, Michel Onfray raillait déjà dans les années 90 cette habitude bien française consistant à se rouler dans les souvenirs les plus noirs et les plus terribles de notre histoire – non pour en combattre les causes – mais en pour en faire une vibrante apologie et une touchante culpabilisation populaire. Le prosélytisme entourant ce culte des drames semble aujourd’hui ne plus avoir de fin. On se souvient des morts tragiques les plus symboliques. On en appelle à la mémoire des blessures les plus profondes. On s’agenouille devant les pires tragédies de notre histoire car rester debout n’est plus convenable et est encore moins une posture à la mode. Et puisque les genoux sont déjà à terre, naturellement, on en vient à construire des sanctuaires pour encadrer les nombreux pénitents.

Le nouveau « temple » calédonien que veulent nous construire les membres de l’association « Pour un mémorial en hommage à toutes les victimes des Evénements » est de ceux-là. Cela fait bien longtemps que le professeur d’histoire-géographie Olivier Houdan en a eu l’idée : réunir quelque part en brousse sur une même stèle – ou un même ouvrage officiel – les noms de toutes les victimes des évènements. En voilà une idée porteuse d’avenir ! Imaginez : Un hommage. Un lieu de mémoire. Des cérémonies. On voit d’ici les scènes et l’on entend presque les discours et les drapeaux claquer au vent. Les historiens du pays en ont déjà la chair de poule.

Si le lecteur aura déjà compris que l’auteur de ces lignes éprouve les plus grandes réserves quant à cette idéologie de la repentance, qu’il sache que c’est surtout contre les intérêts qu’elle sert que je me permets ici de faire connaitre mon avis.

Car Olivier Houdan n’est pas inconnu à celles et ceux qui s’intéressent un peu à l’actualité de notre pays. Les lecteurs se souviennent de son pamphlet d’il y a quelques années contre les « Zoreilles », cette « espèce à part » telle qu’il la définissait lui-même. Lui qui officie dans une institution – l’éducation nationale – où, parait-il, 60% de ses collègues font encore partie de cette catégorie, expliquait vouloir « remplacer l’espèce exogène par l’espèce endémique », c’est-à-dire pour ceux qui ne parlent pas le zoologiste : remplacer les métropolitains par les Calédoniens. Notez bien que le trouble que je ressenti à la lecture de cette étrange cri du cœur venait surtout des termes utilisés et du fait que c’est ce professeur qui doit apprendre à des élèves les concepts de civisme et de citoyenneté. Car lorsqu’on parle d’espèce exogène, on pense à espèce invasive et – chemin faisant – aux moyens à mettre en place pour les éradiquer, attendu qu’elles sont justement invasives, ces espèces. Notons également qu’Olivier Houdan prône dans le même temps la construction d’un mémorial pour « apaiser » et faciliter le « vivre-ensemble » dont il semble avoir sa propre définition. Pour la petite histoire, il est dommage qu’il n’explique pas précisément quelles espèces sont concernées par son « vivre-ensemble » Permettez, en tout cas, de me montrer un minimum circonspect quant aux initiatives portées par cette individu.

Nonobstant l’auteur de cette proposition, celle-ci surprend surtout par l’incroyable confusion sur laquelle elle repose. Car pour Olivier Houdan et les membres de son association, toutes les personnes décédées lors des évènements se valent et doivent être honorées de la même manière. Ainsi, il explique qu’on « ne pouvait pas commémorer Yves Tual sans Eloi Machoro, ni Eloi Machoro sans Yves Tual ». Comme si ces deux personnes étaient identiques, finalement mortes pour les mêmes raisons et qu’en fait – et c’est bien ça qu’Olivier Houdan et ceux qu’il sert veulent nous vendre – elles étaient toutes deux… des victimes. Des victimes de la « guerre » pour l’une ou de « la force injuste de la loi » pour l’autre. Eloi Machoro serait donc une victime. Sentez-vous maintenant les doigts grossiers de la manipulation en action ?

Car ces deux personnes si elles font partie intégrante de l’histoire de la Nouvelle-Calédonie ne sont en rien comparables. Yves Tual, l’adolescent assassiné dans son jardin le 11 janvier 1985 l’a été pour des raisons extrêmement simples : il était blanc, il était descendant de colons, il habitait dans une propriété en brousse et il était seul et désarmé. Il représentait pour le mélanésien qui l’a assassiné la France, l’Etat colonial, l’ennemi. Mais Yves Tual était un mineur. Un enfant au regard de la loi. Il n’avait ni responsabilité, ni rôle, ni fonction ni même de possibilité d’en avoir durant cette période. Il n’a pas choisi la lutte armée. Il était là, c’est tout. Il est mort, comme ça. C’était un hasard, il était innocent.

Eloi Machoro, était bien différent. C’était un combattant avec toute la part de noblesse et de fureur que ce terme englobe. Il avait choisi la lutte. Il était, lorsqu’il a été abattu par un membre du GIGN, ministre de la sécurité du gouvernement provisoire de la République socialiste de Kanaky. Il représentait les indépendantistes, la Kanaky, l’ennemi. Mais, lui, en avait des responsabilités, des troupes, des fonctions, un rôle et surtout, surtout, il avait choisi de combattre, délibérément. C’est véritablement mal connaître et aussi bien mal rendre hommage à sa mémoire que d’en faire une victime à placer sur le même plan qu’un fils d’éleveur abattu d’une balle en pleine tête par haine ou par bêtise. Eloi Machoro était un soldat. La mort d’Yves Tual était une tragédie certes mais celle d’Eloi Machoro était un acte militaire. Et si l’une comme l’autre ont changé le cours des choses, symboliquement, elles n’ont strictement rien en commun.

Mais cela, Olivier Houdan et ses amis le savent pertinemment. Par un tour de passe-passe commémoratif, ils vont néanmoins essayer de nous le faire oublier. Regardez comme c’est simple : les victimes sont toutes gentilles, les tireurs sont tous méchants. Tout se vaut. Les tireurs du GIGN ce sont les tireurs indépendantistes. Les tireurs indépendantistes ce sont les tireurs du GIGN. Nos morts, ce sont vos morts. Les tueurs sont les mêmes. Les tueurs c’est le mal. Le mal c’est ceux qui tuent. Le mal c’est donc, aussi, les forces de l’ordre. Les forces de l’ordre, c’est la France. Et voilà, la boucle est bouclée. Ces gens-là rêvent de mettre Machoro et Tual sur la même plaque afin de servir un dessein idéologique plus sournois : servir un projet d’indépendance où les kanak et « l’espèce endémique » (chère à Olivier Houdan) s’uniront contre l’ennemi commun qu’ils auront identifié : la France. Ce projet n’est pas la Kanaky Socialiste de Machoro, mais ce n’est plus la Calédonie Française de Tual. Il repose sur l’abandon d’une part de la première pour détruire irrémédiablement la seconde.

En Calédonie comme ailleurs, les victoires politiques ne se gagnent qu’une fois remportées les victoires idéologiques. Alors pourront-ils y arriver ? Sachant qu’en Nouvelle-Calédonie, et particulièrement lorsque nos élites politiques ou intellectuelles sont impliquées, le pire est souvent sûr, il est probable que oui. Le temps nous le dira. Pour autant, à la vue des méthodes servies par Monsieur Houdan, il peut sembler bon de se souvenir de ses propres mots lorsque par une touchante auto-analyse il tentait de dresser le comparatif des Calédoniens par rapport aux Métropolitains :

« Nous, pauvres pêcheurs de picots, nous ne pouvons qu’être, à côté de leur magnificence, des ignorants ne comprenant rien à rien. Parfois même, nous sommes réputés incapables d’intégrer les faits se déroulant dans notre propre pays »

Olivier Houdan aura fait là une petite méprise. Dans cette analyse, il n’évoquait pas les Calédoniens qui sont loin d’être aussi dupes qu’il ne le croit : il parlait seulement de lui.